Tristana fête ses 50 ans

Tristana fête ses 50 ans

28 avril 2020
Cinéma
Tristana
Tristana Corona - Selenia Cinematografica - DR - T.C.D
Le dernier des trois films réalisés en Espagne par Luis Buñuel - qui marque ses retrouvailles avec Catherine Deneuve après Belle de jour - est sorti en France le 29 avril 1970. Nous vous livrons ses quelques secrets de fabrication.

Un auteur inspirant

Luis Buñuel avait une passion pour l’œuvre de son compatriote Benito Pérez Galdós. Disparu en 1920 à 76 ans, cet écrivain est considéré par beaucoup comme le plus grand romancier réaliste espagnol. Pérez Galdós s’est plus particulièrement attaché à dépeindre avec minutie la classe moyenne de son époque. Buñuel l’a porté pour la première fois à l’écran en 1959 avec Nazarín, centré sur les difficultés d'un prêtre catholique dans un Mexique dominé par un anticléricalisme politique virulent. Puis en 1961, le cinéaste décrochait une Palme d’Or avec sa très libre adaptation de Viridiana, l’histoire d’une jeune nonne qui, sur le point de prononcer ses vœux, s'installe chez son oncle tout juste veuf. Ce dernier, rongé par le remords, se suicide après avoir tenté de la violer et la jeune femme hérite du domaine où elle va accueillir les mendiants du village... Neuf ans plus tard, Tristana est donc pour Buñuel la troisième et dernière rencontre artistique avec Pérez Galdós. Son héroïne est cette fois-ci une orpheline recueillie par un aristocrate vieillissant qui va devenir son tuteur et son amant, avant qu’elle ne l’abandonne pour un jeune peintre.

Un projet de longue haleine

C’est sur le plateau de Viridiana que Buñuel a l’idée d’adapter Tristana. Mais le scandale provoqué par le caractère sulfureux et provocateur de Viridiana va retarder ce projet. Le Vatican juge en effet Viridiana blasphématoire et fait tout pour bloquer la distribution de ce film. Suite à des pressions de l’Eglise, le directeur général de la Cinématographie espagnol, qui a refusé de censurer le film, est limogé et Viridiana déchu de sa nationalité (il passe sous bannière mexicaine) et interdit en salles (il le restera jusqu’à la mort de Franco). Malgré ces démêlés, Buñuel s’attelle pourtant au scénario de Tristana avec Julio Alejandro. Une fois la première version terminée, les deux hommes la présentent aux autorités espagnoles pour lancer sa préparation. Mais le verdict tombe rapidement : le tournage est interdit. Il va falloir attendre sept ans pour que le vent tourne. Les effets du concile Vatican II se font sentir sur la société européenne ; les autorités catholiques se montrent plus ouvertes et plus conciliantes. Le Vatican intervient ainsi pour empêcher la censure envisagée par le gouvernement italien de La Voie Lactée, un symbole fort qui va changer la perception qu’on a du cinéaste en Espagne. Le producteur Eduardo Ducay rebondit sans attendre et propose à Buñuel de relancer Tristana. Echaudé, le cinéaste reste dans un premier temps très évasif. Pourtant, l’Espagne de Franco s’est assouplie. Un décret incite désormais au développement d’un cinéma d’auteur national propice à représenter le pays dans des festivals internationaux. L’Etat franquiste a également donné son feu vert à l’ouverture de salles de cinéma Art et Essai à travers le pays. Et c’est en suivant cette logique d’ouverture que le ministre de l’Information, Manuel Fraga, permet le tournage de Tristana. Pourtant, Buñuel a bien fait de rester méfiant. Peu de temps après sa décision, Manuel Fraga est remplacé par l’intégriste Alfredo Sánchez Bella qui décide de mettre fin à cette politique d’ouverture. La parole donnée ne sera cependant pas remise en question. Tristana pourra se tourner avec l’aide de coproducteurs italien et français (Robert Dorfmann, qui a notamment à son actif La Grande Vadrouille et L’Armée des ombres dans les années 60).

Tristana Corona/Selenia Cinematografica/DR/T.C.D.

 

Un film éminemment personnel

Tristana réunit de nombreuses obsessions de l’auteur : la critique d’une société où argent et religion aliènent les hommes, les histoires d’amour impossible, le jeu avec la morale… Le film est un grand écart qui évoque aussi bien sa perception de la vieillesse (à travers son alter ego à l’écran, Fernando Rey) et les souvenirs de sa jeunesse. Ce n’est donc pas un hasard s’il a immédiatement choisi comme lieu de tournage principal Tolède, la ville où il fut étudiant au début des années 20. Un étudiant facétieux et rebelle qui aimait imaginer les farces les plus provocatrices pour piéger et se moquer des curés. Avec Tristana, Luis Buñuel fera ses adieux artistiques à son pays natal où il ne tournera plus. Au final, le cinéaste n’aura finalement posé sa caméra que trois fois en Espagne : pour le documentaire Terre sans pain, pour Viridiana et Tristana. Sur le plateau de Tristana, il pense même qu’il s’agit du dernier film de sa carrière. Il n’en sera rien. Suivront Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir, son ultime réalisation en 1977, six ans avant sa disparition.

Une question de langues

Dès qu’elle apprend la mise en chantier de Tristana, Catherine Deneuve écrit à Luis Buñuel pour le retrouver trois ans après Belle de jour. Ses producteurs appuient cette candidature spontanée mais Luis Buñuel n’a pas à se faire prier pour accepter. Cependant, le fait que ni elle, ni Franco Nero ne parlent espagnol sera une source de frustration pour le cinéaste. Et ce au moment du tournage comme pendant la postsynchronisation, une étape dont, à cause de sa surdité, il laissait la responsabilité et la direction à d’autres. La version française est ainsi supervisée par son complice Jean-Claude Carrière (pour l’adaptation des dialogues) et par Maurice Dorléac, le père de Catherine Deneuve (pour le doublage proprement dit). En France, Robert Dorfmann décidera de ne distribuer Tristana qu’en VF et de se passer donc de toute copie en VO où Catherine Deneuve est doublée par une autre comédienne, certain que le public français s’en détournera spontanément. Buñuel s’opposera à cette décision mais en vain.

Un film mal-aimé puis admiré

La critique s’enthousiasme des deux côtés des Pyrénées pour Tristana qui a même droit à une sélection hors compétition au Festival de Cannes. Mais le cinéaste va être déçu des résultats en salles de son film. En France, après avoir enregistré 1,4 million d’entrées avec Le Journal d’une femme de chambre et 2,1 millions avec Belle de Jour, les 552 228 spectateurs de Tristana font en effet pâle figure. Luis Buñuel ambitionnait un bien meilleur score pour ce qu’il pensait alors être son ultime film. Mais le temps redonnera ses lettres de noblesse à Tristana. Pour ouvrir la rétrospective que la Cinémathèque française lui consacrait en 2007, afin de célébrer ses 50 ans de carrière, c’est sur ce film que Catherine Deneuve a porté son choix. Et Alfred Hitchcock le mettra tout en haut du panthéon de ses films de chevet, comme un écho évident à ses propres fantasmes fétichistes qui peuplent son œuvre de Sueurs froides à Pas de printemps pour Marnie.