Van Gogh, Pialat et la caméra-pinceau

Van Gogh, Pialat et la caméra-pinceau

05 novembre 2021
Cinéma
Van Gogh
"Van Gogh" de Maurice Pialat Capricci
Trente ans après sa sortie, le chef d’œuvre de Maurice Pialat sur les derniers mois de la vie du peintre néerlandais, ressort en copie 2K. Retour sur la fabrication d’un film intime et écorché porté par la présence de Jacques Dutronc.

Dans une interview donnée récemment en marge du Festival Lyon Lumière où Van Gogh de Maurice Pialat était présenté en copie neuve, la dernière compagne du cinéaste, la productrice Sylvie Pialat expliquait : «... Le script aurait tout aussi bien pu s’appeler « Maurice Pialat » ! Il [Maurice] s’est également donné la possibilité d’oublier le modèle pour proposer quelque chose de plus universel. » Une profession de foi qui fait directement écho au crédo du célèbre peintre : « Le devoir du peintre consiste à s’abîmer complétement dans la nature, écrit-il à son frère Théo dans sa célèbre correspondance, à user de toutes ses facultés intellectuelles et à traduire tous ses sentiments dans son œuvre, afin de la mettre à la portée des autres. » L’intime ainsi dévoilé, suppose, on s’en doute, un engagement total. L’artiste mis à nu, se présente donc au monde sans défense mais combatif, prêt à en découdre, à imposer sa vision. La fin tragique d’un Vincent van Gogh incompris, une balle dans la poitrine, traduit la brutalité d’un tel pacte. « L’art, c’est l’homme ajouté à la nature (…) C’est un combat. Dans l’art, il faut y mettre sa peau. », avoue prophétique van Gogh.

Le film de Maurice Pialat traduit des batailles, le bonheur qu’elles peuvent engendrer mais aussi et surtout la tristesse sourde qui vibre de partout. Dans son livre, Maurice Pialat, la main, les yeux (Capricci) qui sort conjointement avec la copie restaurée de van Gogh, Jérôme Momcilovic, mentionne ce court extrait de la thèse de médecine du Docteur Gachet : « La mélancolie est répandue dans la nature entière. Il y a des animaux, des végétaux, des pierres mêmes qui sont mélancoliques. »

Maurice Pialat, peintre lui-même avant de devenir cinéaste, parle dans cet avant-dernier film, à la première personne. C’est d’ailleurs sa propre main qui ouvre le film. Dans un magnifique ralenti, le pinceau glisse sur la toile. Le geste est gracieux, sec et fragile. Une mélancolie à l’œuvre. La main devient ainsi le premier « visage » du film, celle qui dicte le mouvement, l’humeur. Le plan d’après voit l’arrivée d’un train en gare d’Auvers-sur-Oise, Van Gogh-Dutronc en sort, tel un héros de western. Pialat avait dit à son producteur Daniel Toscan du Plantier pour présenter son projet: « …C’est un type, il est sur le quai d’une gare, il prend le train pour Auvers. Il a cent tableaux à peindre, trois mois à vivre ; Il s’appelle van Gogh, il n’en a rien « à foutre ». » Le Van Gogh de Pialat est un film impressionniste, la vérité qui s’en dégage s’extirpe du joug des faits biographiques. Le mystère qui plane au-dessus de la vie du célèbre peintre est de toute façon abyssal.

…C’est un type, il est sur le quai d’une gare, il prend le train pour Auvers. Il a cent tableaux à peindre, trois mois à vivre ; Il s’appelle van Gogh, il n’en a rien « à foutre ». 
Maurice Pialat
 

Les derniers jours…

Vincent van Gogh et Maurice Pialat c’est une longue histoire. En 1965, le cinéaste signe un court-métrage, tiré de la collection Chronique de France initiée par la Gaumont, sobrement baptisé Van Gogh. Ce n’est pas la main, mais la voix omnisciente de Pialat qui se pose, grave, sur des images en noir et blanc d’Auvers-sur-Oise. Les toiles du maître répondent à des vues d’un paysage qui semble n’avoir pas changé.

Bien des années plus tard, c’est Daniel Auteuil qui vient voir le cinéaste avec l’idée de tirer un film du livre de Bernard-Henri Lévy, Les derniers jours de Charles Baudelaire, paru en 1988. Dans l’esprit de Pialat, le peintre des Tournesols efface d’emblée le poète des Fleurs du mal. Ce sera donc van Gogh. Daniel Auteuil est partant. Il résultera de cette association entre le cinéaste et l’acteur, un « scénario monstre » selon l’appréciation de Sylvie Pialat qui ajoute « Daniel refusait tout pour faire ce film. Il n’avait qu’un impératif : Jouer Les Fourberies de Scapin dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon. »

Les décors du film difficile à trouver bousculent sans cesse le calendrier. Le démarrage du film est plusieurs fois repoussé. Le comédien doit finalement s’éclipser au nom de Molière. Jacques Dutronc fait alors surface. Ou plutôt « refait » surface puisque le cinéaste avait déjà approché le chanteur pour le rôle de Loulou, interprété finalement par Gérard Depardieu à la fin des années soixante-dix.

« Quelle force ! »

A la sortie de Van Gogh en 1991, Jacques Dutronc qui obtiendra bientôt le César du meilleur acteur pour sa subtile prestation, témoigne dans Le Monde, « On a dîné, il m’a dit : « Tu fais le film ! », et en parlant de van Gogh, il disait aussi : « Si on faisait un policier, à la place ? » Sa conception, donc, était que ce personnage ne savait pas qu’il était van Gogh. » Ce film apocryphe dans sa nature même, pourrait donc aussi s’envisager comme un polar, autour d’un homme à la recherche de lui-même, un homme fiévreux qui tâtonne, se perd, et finalement trouve. « C’est une succession de moments de faiblesse, mais au bout, quelle force ! » dit dans le film avec beaucoup d’intelligence, Marguerite, la fille du Docteur Gachet (Alexandra London). Cette dernière a bien failli prendre en charge à elle-seule tout cette histoire, Pialat voulant même rebaptiser son film: La fille du Docteur Gachet.   

Le tournage de Van Gogh a été difficile. Maurice Pialat réputé tempétueux, dont l’exigence envers lui-même rejaillit inévitablement sur ses collaborateurs, peut provoquer des déferlantes. Dutronc tempère joliment: « Quand Maurice est mécontent, c’est d’abord de lui-même, peut-être va-t-il puiser certaine couleur dans certaine mauvaise humeur ? » Il n’empêche, le chef opérateur initial du film, Jacques Loiseleux a quitté le navire dès les premières houles, accompagné du directeur de production. Un technicien expliquait ainsi à une journaliste de L’express avant la présentation du film au Festival de Cannes où il repartira bredouille : « Quand la production embauche, elle prévient : « Se faire virer d’un film de Pialat n’a rien d’un déshonneur. » De là à penser que certains y verraient un fait de gloire…

Le fidèle producteur Daniel Toscan du Plantier s’était lui-aussi agacé sur le tournage de voir son cinéaste tergiverser, exiger toujours plus, au point de faire considérablement gonfler le budget. D’autant que le désistement initial de Daniel Auteuil avait entraîné le retrait de certains partenaires financiers. Mais comme, Toscan du Plantier l’avait affirmé à la sortie du précédent long-métrage de Pialat, Sous le soleil de Satan : « Je cherche à faire des chefs-d’œuvre ! » Et cette « recherche » n’implique bien-sûr pas du confort.

« Des éclairs dans ce prodige »

Le film de Maurice Pialat reçoit un accueil critique triomphal, le public se déplace (un million trois cent mille entrées) et Jean-Luc Godard adoube la merveille dans une lettre adressée au cinéaste : « L’ensemble est prodigieux ; les détails des éclairs dans ce prodige : on voit le grand ciel tomber et s’élever de cette pauvre et simple terre. Soyez remerciés, vous et les vôtres de cette réussite, chaude, incomparable, frémissante. » Sylvie Pialat, conclut : « Maurice était vraiment le premier spectateur de son film et constater que tout fonctionnait lui procurait une grande joie. » Le cinéaste a donc accepté de « s’abîmer dans la nature », mais contrairement à son modèle, il n’y a heureusement pas laissé sa peau.

L’ensemble est prodigieux ; les détails des éclairs dans ce prodige : on voit le grand ciel tomber et s’élever de cette pauvre et simple terre. Soyez remerciés, vous et les vôtres de cette réussite, chaude, incomparable, frémissante. 
Jean-Luc Godard à Maurice Pialat
 

Van Gogh

Ecrit et réalisé par  Maurice Pialat
Produit par Daniel Toscan du Plantier
Photographie : Jacques Loiseleux, Gilles Henry et Emmanuel Machuel
Montage : Yann Dedet et Nathalie Hubert
Distribution : Gaumont France