Yal Sadat : « La figure du vigilante parle aux grands cinéastes et aux cinéphiles »

Yal Sadat : « La figure du vigilante parle aux grands cinéastes et aux cinéphiles »

08 août 2022
Cinéma
Charles Bronson dans « Un justicier dans la ville » de Michael Winner.
Charles Bronson dans « Un justicier dans la ville » de Michael Winner. Dino De Laurentiis - Paramount

Dans son livre Vigilante – La Justice sauvage à Hollywood, le critique Yal Sadat fait le portrait d’un héros armé qui va régner sur le cinéma américain des années 1970 jusqu’à devenir la figure tutélaire d’un genre de films explosifs, le vigilante movie. Mais ce personnage revanchard, assoiffé d’auto-justice, incarne aussi les contradictions d’une Amérique individualiste qui aspirait au retour à l’ordre à la fin des années 1960. Interview.


Avec Vigilante – La Justice sauvage à Hollywood vous brossez une histoire du vigilante. Comment le définiriez-vous ?

Je propose dans le livre une définition simple et directe. Le vigilante, c’est d’abord un personnage qui agit seul ou dans une milice. Il s’agit le plus souvent d’un citoyen ordinaire, qui provient de tous les horizons et qui peut appartenir à toutes les classes sociales. Il va se substituer aux forces de l’ordre pour éradiquer le crime. Pour ce faire, et à la différence de la police, le vigilante ne fait plus cas ni des lois ni des institutions. Il avance dans les marges. 

Il s’agit d’un personnage typiquement américain ?

En tout cas, le mot « vigilante » provient du vocabulaire américain. Ce terme est emprunté à l’espagnol. L’une de ses occurrences correspond à l’organisation des premiers « comités de vigilance » à San Francisco en 1851 durant la ruée vers l’or. Des citoyens s’étaient rassemblés afin de répondre de manière plus efficace aux exactions du gang de Sydney Ducks. Il est donc étroitement lié à l’histoire de l’Amérique, même si le lynchage et les auto-justiciers existent partout dans le monde.

Vous montrez qu’à la fin des années 1960, le vigilante devient un personnage de cinéma…

Oui, et même plus que ça ! Au début des années 1970, le vigilante devient un genre de films avec ses propres figures stylistiques, réalisateurs et acteurs.

Le vigilante movie naît dans la roue du Nouvel Hollywood qui a complètement redistribué les cartes industrielles et a permis notamment de réaliser des films plus sombres et plus violents. Les Américains appellent cela les backlash films, les films du retour de bâton.

On sort tout juste des sixties marquées par la Great Society de Johnson, un programme de politique intérieure contre le racisme et les inégalités qui eut des résultats assez mitigés. À la fin des années 1960, la société américaine voit se développer les mouvements hippies et fait face à une recrudescence de violence. La guerre du Vietnam a généré l’inquiétude et le désarroi au sein de la population?; les émeutes raciales ont fait grossir le sentiment d’insécurité et on voit naître un désir de retour à l’ordre. Disons pour faire court que, en 1971, le public américain est prêt à applaudir L’Inspecteur Harry


Ce film de Don Siegel avec Clint Eastwood marquerait donc l’origine du genre ?

Non, la figure est beaucoup plus ancienne. Elle précède les années 1970, mais son âge d’or date effectivement de cette période. Le genre va traverser cette époque troublée avant de devenir « reaganien » avec Ronald Reagan?; il rentre dans le rang d’une certaine manière. Je trouve même que l’inspecteur Harry Callahan et Paul Kersey (le personnage de Charles Bronson dans la série du Justicier dans la ville), figures essentielles du genre, deviennent antipathiques dans les films réalisés dans les années 1980…

Votre livre se présente comme une archéologie du vigilante movie dans laquelle vous développez la thèse qu’il s’agit en fait de western urbain. Pourquoi cette théorie ?

La plupart des films de vigilante semblent inconsolables d’avoir perdu l’Ouest américain. Ils rejouent donc le western dans la ville. Les personnages sont souvent nostalgiques du Wild Wild West. Mais, là où les films sont davantage modérés que les personnages, c’est qu’ils comprennent que cette nostalgie est stérile, et même dangereuse. Les cinéastes montrent bien que le fantasme de l’Ouest est un fantasme irréel. Une scène de Joe, c’est aussi l’Amérique (1970) de John G. Avildsen, l’un des grands films du genre, dépeint le personnage éponyme, un ouvrier réactionnaire, posté devant sa télévision en train de regarder avidement un western. À ce moment-là, on comprend qu’il s’agit d’un monsieur Tout-le-monde qui se gave d’images factices avant de passer à l’action et de jouer lui-même au cow-boy… Idem dans Un justicier dans la ville où Paul Kersey assiste à un Wild West Show au cours d’un voyage en Arizona. Si ces films sont nostalgiques du western, ils restent avant tout critiques de cette nostalgie.

Pourquoi avoir fait du vigilante le sujet d’un livre ?

J’ai eu le sentiment que l’histoire du vigilante devait être racontée. Étrangement, alors qu’il y a eu un énorme travail critique réalisé sur le cinéma américain – sur le western par exemple, et encore plus sur ce qu’on a appelé le « sur-western » –, et qu’une large partie du cinéma des années 1970 a été bien réhabilitée, le vigilante était resté inexploré. La figure de ce personnage extrêmement populaire continuait d’être négligée par l’université. C’est cette « injustice » pourrait-on dire qui m’a amené à me pencher sur cette histoire… 

Peter Boyle dans Joe, c'est aussi l'Amérique de John G. Avildsen Canon/Planfilm

Pourquoi le vigilante est-il resté hors champ si longtemps ? Est-ce en raison de sa matière trop inflammable ?

Exactement ! L’un des problèmes que j’ai rencontrés, c’est d’abord la difficulté à réhabiliter les films et surtout les cinéastes associés à ce courant. Quand je parle d’Un justicier dans la ville de Michael Winner, les gens pensent immédiatement à toutes les suites du premier film, qui sont, c’est certain, de moins en moins bonnes. Et Michael Winner est un réalisateur déconsidéré, même parmi les universitaires les plus ouverts ou les plus curieux. On l’accuse immédiatement d’être un réactionnaire. Mais le propre des bons vigilante movies c’est leur ambiguïté. Ce sont par défaut des films suspects et lever cette suspicion a été très compliqué. Regardez ce qu’a subi Clint Eastwood. Il joue L’Inspecteur Harry en 1971 et toute sa carrière ultérieure va consister à prouver aux critiques les plus influents qu’il n’est pas vraiment fasciste. Ça résume à mon sens le malaise qui entoure ce genre. 

Ce n’est donc pas, comme certains le pensent généralement, un genre foncièrement réactionnaire ?

En revoyant ces films, je me suis rendu compte que peu d’entre eux étaient franchement ouvertement réactionnaires. Comme je le disais, beaucoup sont ambigus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils m’intéressent ! Les cinéastes ou les scénaristes ne veulent pas se positionner clairement sur le sujet de la violence. L’Inspecteur Harry, par exemple, répondait à une vague de films qui mettait en avant le droit des criminels. Don Siegel et Clint Eastwood arrivent au début des seventies. Ils décident de réaliser un film sur le droit des victimes, sur leur besoin d’être vengées. Ces films, sur un mode finalement libertarien, réclament au fond le droit pour les citoyens à se rendre justice, tout en arguant du fait que les individus qui le font pourront s’arrêter d’eux-mêmes une fois que ce sera fait. Il n’y a pas d’apologie de la violence, pas d’apologie de l’extermination ou de la tuerie aveugle. J’avais envie d’examiner toute cette dialectique, ainsi que les problèmes moraux qui en découlent.

Depuis le début, vous en parlez comme d’un genre, mais est-ce qu’il ne manque pas au vigilante un grand cinéaste qui aurait pu lui donner ses lettres de noblesse ?

C’est sûr : le vigilante n’a pas eu son John Ford qui l’aurait anobli?; il n’a pas eu non plus son Dario Argento qui aurait pu le rendre à la fois plus pop et plus intello. Mais c’est un genre constellé de petits miracles. Je parlais d’Un justicier dans la ville qui est à mon sens un film à la fois très ambigu et très audacieux dans sa vision de la ville et du personnage. Certains cinéastes vont tout de même s’emparer du vigilante pour l’emmener sur des terrains quasiment existentiels. Je pense par exemple à Martin Scorsese et Paul Schrader quand ils font Taxi Driver (1976) : ils subvertissent le vigilante movie. Ils prennent cet archétype pour le renouveler totalement et y injecter leurs propres obsessions. Le héros du film, Travis Bickle, est à la fois anarchiste et puritain… Cet exemple prouve bien que la figure du justicier parle aux grands cinéastes et aux cinéphiles. 


Quels sont les trois vigilante movies incontournables ?

Je dirais d’abord Joe, C’est aussi l’Amérique (1970) de John G. Avildsen qui réalisera plus tard Rocky (1977). Le film relate la rencontre de deux hommes que tout oppose, un riche publicitaire de l’Upper East Side et un col-bleu ouvertement raciste et nostalgique de l’Amérique éternelle. Leurs destins se croisent au détour d’un bar, lorsque le premier avoue le meurtre du copain de sa fille, une petite frappe hippie… Peter Boyle qui joue le col-bleu, compose une figure à la fois horrible et fascinante, qui met à nu les paradoxes du genre. C’est un vrai trésor caché. Évidemment je dois citer Taxi Driver pour toutes les raisons que l’on connaît. Et je rajouterais Justice sauvage (1973) de Phil Karlson qui dialectise les contradictions du vigilante movie. À quel moment naît un monstre ? À quel moment est-on en empathie avec le personnage et à quel moment doit-on s’en détacher ? C’est un film très subtil. 

On parle du cinéma hollywoodien, mais le vigilante n’est pas spécifiquement américain…

C’est vrai, il y a eu l’Italie et les poliziotteschi. Les revenge movies coréens (avec les films de Park Chan-wook par exemple) peuvent aussi se rattacher au genre… Mais la matière américaine me semblait tellement riche et passionnante que je ne voulais pas m’égarer. 

Vigilante – La Justice sauvage à Hollywood

de Yal Sadat.
Façonnage Éditions, 256 pages, paru le 17 juin 2022.