Marc-Antoine Mathieu (S.E.N.S VR) : « La VR est une autre manière de penser le dessin »

Marc-Antoine Mathieu (S.E.N.S VR) : « La VR est une autre manière de penser le dessin »

SENS VR
SENS VR Red Corner - Arte

Saga BD et cinéma – Publié en 2014 aux Editions Delcourt, Sens suit, case après case, le mystérieux voyage d’un homme, qui « erre dans un univers épuré, traversé par l’esprit d’un labyrinthe ». De bande dessinée, cette réflexion sur le sens de la vie est devenue œuvre VR en 2016. Accompagné de Charles Ayats et Armand Lemarchand, Marc-Antoine Mathieu, l’auteur de Sens, a imaginé S.E.N.S VR (Red Corner, Arte France), présenté comme le premier jeu en réalité virtuelle inspiré par une bande dessinée. Marc-Antoine Mathieu revient sur le processus d’adaptation de sa BD en œuvre immersive.


Marc-Antoine Mathieu Olivier Roller

Anti-case (un espace laissé vide au milieu d’une planche), spirale 3D sortant du livre, double sens de lecture : vous jouez dans chaque livre avec le format de la bande dessinée. D’où vient cette envie d’expérimenter ?

L’expérimentation, c’est l’aventure. La bande dessinée étant un media plutôt coercitif, les codes qui la contraignent me poussent, tout comme d’autres auteurs, à les dépasser pour explorer au-delà des horizons. Je me suis toujours amusé à faire l’école buissonnière de la bande dessinée et je continue. Quand on explore et qu’on essaie de voir les choses un peu autrement, des paysages et des aventures chaque fois renouvelés s’offrent à nous.

On retrouve cette envie d’explorer dans votre bande dessinée Sens qui a très peu de mots, une seule case par page et de nombreuses illusions d’optique.

Sens a été fait de manière complètement improvisée : il ne m’était jamais arrivé d’avoir un récit qui me vienne comme ça, d’une traite, en l’imaginant en quelques minutes. J’ai finalement exploré cette histoire de flèche jusqu’au bout avec un contenu différent des laboratoires de récit que je visite habituellement. Il y a beaucoup de silences - la BD est quasiment muette - des grilles, beaucoup d’espace, pas de décor… C’était très différent de mes livres précédents.

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Le projet VR a été une manière d’aller encore plus loin dans l’expérimentation ?

Oui, j’ai senti qu’il était possible de partir encore plus dans l’inconnu, et ça a été le cas. De nombreux éléments de la bande dessinée changent lorsqu’on la transpose en VR. La narration n’est par exemple pas la même car elle est immersive. Il y a également des contraintes physiologiques car l’utilisation trop prolongée de la VR peut donner des vertiges. Malgré les contraintes pour le scénario, la VR permet une ouverture des champs narratifs ainsi que des expériences sensorielles et émotionnelles très intéressantes. L’expérience VR est différente de la bande dessinée et ces différences auraient pu être encore plus importantes si le budget avait été extensible. C’est le problème de telles productions. S.E.N.S VR est une création encore expérimentale. Même si l’Etat aide ce style d’expériences littéraires et graphiques, le budget n’est jamais illimité. J’aurais aimé explorer encore davantage.

Quels éléments auriez-vous aimé transposer en VR ?

Je voulais par exemple intégrer des espaces cachés dans le dessin. L’utilisateur aurait ainsi pu découvrir, dans un trait noir vertical semblant délimiter le coin d’une pièce, une béance permettant d’entrer dans un autre monde. Il y aurait ainsi pu avoir un système intéressant de gigognes à explorer.

Comment avez-vous adapté la narration bande dessinée en VR ?

Certains éléments étaient intéressants à transposer, d’autres non car ils n’étaient pas pertinents ou demandaient une réalisation trop coûteuse. C’est le cas de l’énorme flèche en sable de la BD. Pour la transposer – voire la transcender - à l’expérience VR, il aurait fallu une modélisation de grande ampleur et nous n’avions pas les moyens. Il est évident que la VR ouvre une nouvelle voie qui n’est pas linéaire. Même s’il y a une certaine direction donnée à l’utilisateur, il peut aller aussi bien à gauche qu’à droite, il peut se promener derrière la flèche qui est devant lui, derrière un caillou… Autant de choses impossibles à faire dans le livre car le regard est contraint par un espace donné. Mais tout comme la BD, la VR permet le rêve : on peut stationner, s’arrêter de lire et réfléchir à ce qu’on vient de voir. Dans S.E.N.S VR, il n’y a pas forcément une dynamique d’action et de récompenses comme on peut trouver dans les jeux vidéo. Ici, l’expérimentateur malgré et grâce au casque, peut être dans un état de rêverie et visiter le monde à son rythme.

 

Est-ce difficile de trouver l’équilibre entre l’aspect contemplatif de la bande dessinée et celui plus ludique de la VR ?

Effectivement, mais je pense que les enjeux pour la VR sont les mêmes que ceux existant au début du cinéma. Pour schématiser, il y avait Méliès contre les Frères Lumière, le côté ludique face à l’exploration du monde et de la réalité. Le côté divertissant a gagné car il est beaucoup plus séduisant pour le public. Aujourd’hui, le réel revient au cinéma comme il revient à la BD. Je pense qu’il en sera de même pour la VR. Le jeu va l’emporter car c’est l’un des tropismes humains que de se laisser aller au jeu, à une certaine facilité, comme par exemple à cette forme d’excitation visuelle et auditive. Mais il peut y avoir malgré tout une forme de résistance minoritaire avec des expériences artistiques qui ne sont pas que des jeux. Je voulais que S.E.N.S VR soit une création purement d’espace, aussi bien philosophique que poétique, laissant le plus de liberté d’interprétation possible. Une rêverie. Arte insistait au contraire sur l’aspect ludique et interactif. Nous avons donc trouvé un compromis : nous avons intégré un jeu très discret où il faut chercher, derrière certains objets, des signes qui une fois rassemblés forment un mot ou une phrase. Attention, je ne cherche pas ici à renforcer le clivage jeu/pas jeu : j’ai toujours défendu l’idée que mes bandes dessinées étaient des divertissements intelligents. Il est tout à fait possible d’allier le jeu, la poésie, la recherche. Comme dans les livres de Ionesco ou de Raymond Roussel, le jeu a sa place, presque comme un outil donnant accès à un ailleurs à explorer.

Comment s’est articulée la collaboration, pour le scénario, avec Charles Ayats et Armand Lemarchand ?

J’ai travaillé le scénario avec l’équipe de Red Corner car ce sont surtout des ingénieurs. Le scénario est soit augmenté ou diminué selon les impératifs de réalisation et donc d’ingénierie. Dès que j’avais une idée, Charles Ayats et son équipe réfléchissaient presque en temps réel à sa faisabilité, aussi bien pour la programmation que pour l’espace. Ils fixaient un cadre qu’ils élargissaient parfois. J’ai eu la surprise de voir certaines idées que je pensais impossibles à adapter en VR, devenir réalité. Et inversement. Je pensais par exemple qu’il suffisait, pour les grains de sable, de mettre des points avec une abscisse et une ordonnée. Mais il faut en réalité de nombreux calculs, alors qu’à l’inverse, il est beaucoup facile de faire des dunes qui se déplacent grâce aux générateurs d’ombres et de mouvements que l’on peut utiliser. C’est une toute autre manière de penser le dessin.

Quel est l’intérêt de la VR pour vous ? Rendre visible ce qui ne l’est pas dans la bande dessinée ?

Entre autres, oui. Mais elle permet aussi d’explorer une autre manière de raconter. C’est davantage une transposition en VR qu’une adaptation. En VR, il peut y avoir des recoins, des angles morts, des éléments à chercher en VR et c’est passionnant. L’espace d’un moment, le personnage de S.E.N.S VR est par exemple vide et n’existe plus. En VR, la personne avec le casque va découvrir, en regardant ses pieds, qu’ils ne sont plus là et qu’il ne reste qu’une ombre, celle de son propre corps. Ce vertige existentiel produit par la VR est d’une toute autre teneur que ce qu’il est possible de réaliser avec le dessin.

Comment appréhender l’aspect sonore de cette transposition VR de la bande dessinée ?

J’utilise déjà beaucoup la musique car, parallèlement aux bandes dessinées, je crée la scénographie d’expositions et d’installations (avec l’atelier Lucie Lom). Avant S.E.N.S VR, j’avais déjà conçu en 2015 une installation SeNS LiFE à Saint-Nazaire avec de la musique, composée par Patrice Grupallo, qui jouait un rôle très important. Je m’étais donc déjà interrogé sur son utilisation même si elle est différente pour la VR. La musique fait toujours partie intégrante de l’ensemble et ce n’est pas moins vrai pour la VR. Il ne s’agit pas d’une seule musique se déclenchant en fonction des espaces : il faut laisser des silences et façonner une architecture sonore. C’est un dialogue complexe car la musique ne devait pas prendre trop d’espace. Nous avons essayé d’être délicats et de laisser la place à l’expérimentateur. La musique est discrète mais essentielle, elle vient en soutien pour accompagner par exemple l’horizon, des éléments qui poussent dans le sable ou qui s’effacent. C’est un élément invisible de l’architecture.
 
S.E.N.S. VR a été soutenu par le CNC.