Mélanie Courtinat, au carrefour des réalités

Mélanie Courtinat, au carrefour des réalités

14 septembre 2023
Création numérique
« Magmah » de Mélanie Courtinat.
« Magmah » de Mélanie Courtinat. MC

L’artiste explore et interroge les mécaniques des jeux vidéo dans des installations immersives à l’intersection de l’art et du ludique.


Issue d’une classe préparatoire artistique, Mélanie Courtinat a suivi une formation à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), en Suisse, de 2014 à 2017 : « Il s’agissait d’un enseignement pluridisciplinaire autour des nouveaux médias : on a appris un peu de web, de programmation, de la photo, de la vidéo, une base de communication visuelle et de design, mais avec un focus sur les nouveaux médias, explique-t-elle. La production de l’école m’a séduite, à l’intersection de l’art, du design et des nouveaux médias. » À l’issue de son cursus, elle met en scène son projet de fin d’études, I Never Promised You A Garden, une expérience de réalité virtuelle où le public interagit avec un jardin suspendu numérique. « Mon projet était très libre, j’ai décidé de travailler autour du médium qui m’avait happée à ce moment-là : la réalité virtuelle. » Pourquoi une telle fascination ? « Je me souviens d’avoir mis un casque pour la première fois chez un ami – le genre d’ami qui a toujours les nouvelles consoles – et immédiatement j’étais ailleurs. Le pouvoir immersif incontestable de la VR m’a séduite : j’ai toujours eu envie de créer des mondes et de raconter des histoires, cet outil faisait office de porte ouverte idéale. »

 

De Zelda à Venise

Fascinée dans son enfance par la liberté offerte par The Legend of Zelda : The Wind Waker, Mélanie Courtinat explore l’univers du jeu vidéo dans ses œuvres à sa façon : en s’intéressant aux mondes ouverts, à la narration émergente, à l’interactivité… « La notion d’interaction est au cœur de mon travail – réalité virtuelle, réalité augmentée, immersion, utilisation d’une manette de jeu… c’est ce que je préfère ! C’est agréable de pouvoir toucher l’œuvre, et de déclencher l’interaction. » En avril dernier, elle monte l’exposition It’s Dangerous to Go Alone, à Gennevilliers, en duo avec l’artiste peintre Charles Hascoët, auteur de paysages issus des jeux Call of Duty ou Zelda. « C’était très intéressant de mettre en parallèle sa pratique du décor de jeu vidéo et les nouveaux médias », reconnaît Mélanie Courtinat. Ils décident de reprendre la phrase iconique du premier Legend of Zelda (1986), lorsque le personnage de Link reçoit l’épée de la part d’un vieil homme dans une grotte dès le début du jeu. Autre projet remarqué, All Unsaved Progress Will Be Lost est une expérience immersive qui a été sélectionnée à la Biennale de Venise en 2022 : elle dure une dizaine de minutes, pour une seule personne, et raconte le témoignage d’une femme confrontée à une menace mystérieuse… Le titre (« toute progression non sauvegardée sera perdue ») reprend une interpellation récurrente dans le jeu vidéo, quand le système vous demande si vous êtes bien sûr de vouloir quitter le jeu. « Cette phrase m’a toujours un peu perturbée. Quand on joue à un jeu vidéo, on est dans son monde, dans sa bulle, et quand tu veux partir, le jeu te dit : “Tu es vraiment sûre ?” Il y a quelque chose de sombre dans cette phrase. Un dur rappel à la réalité. Voilà ce que je voulais transmettre dans mon projet : on est dans un lieu qu’on a choisi d’habiter, et le rappel de l’ailleurs est brutal », analyse-t-elle.

 

Personnages non joueurs

Récemment, Mélanie Courtinat s’est passionnée pour The Legend of Zelda : Breath of the Wild et Elden Ring, deux jeux qui mettent en avant l’exploration d’un monde ouvert et la narration émergente où l’action du joueur est aussi importante que celle proposée par le jeu. « Le jeu vidéo est un médium majeur et j’aime le combiner avec d’autres pratiques artistiques, musique, design, architecture… j’aime aussi analyser les mécaniques de gameplay. » L’artiste est surtout fascinée par les personnages non joueurs (PNJ) : « Je projette beaucoup d’émotions dans les PNJ. Je m’attache beaucoup à eux, je tombais même amoureuse de certains d’entre eux quand j’étais jeune. Comme je ne joue pas en mode multijoueur en ligne, les PNJ sont les seuls personnages avec lesquels j’interagis. » Une de ses séries de photos, réalisée avec l’artiste Salomé Chatriot, porte d’ailleurs un titre explicite : I’m Not Tough Enough to Be Online.

Une autre de ses créations, A Side Quest is Not Enough, est un projet artistique commandité par Ubisoft afin de s’intégrer dans une exposition de photos « in game » [des photos prises pendant une partie d’un jeu vidéo, ndlr] à New York pour lequel elle a eu carte blanche afin de travailler autour d’un jeu de l’éditeur d’Assassin’s Creed et des Lapins crétins. Elle a choisi Watch Dogs, un jeu d’action et d’infiltration en monde ouvert où l’on incarne un pirate informatique. « Je me suis enfermée avec le jeu pendant quelques jours, je me suis baladée et je me suis attachée à un PNJ. J’ai imaginé son histoire et comment il prenait conscience de sa condition. Son drame : il est coincé dans un univers virtuel et n’est même pas le héros ! Juste un personnage de fond qui donne une quête annexe, facultative… Il décide de changer son sort et de s’enfuir mais ne peut pas. Il veut alors vivre les émotions les plus réelles qui soient. À la fin, on découvre que le pire moment pour lui est quand le joueur éteint sa console. On lui manque ! »

Mélanie Courtinat a également créé un faux jeu vidéo rétro, Cooking For William, avec des amis, lors d’une micro game jam qui a duré quelques jours. « On a utilisé Midjourney pour les graphismes », précise l’artiste qui ne rejette pas par principe l’utilisation de l’intelligence artificielle comme outil. « Je pense qu’il ne faut pas s’y opposer ou rejeter l’IA. Il faut apprendre à travailler avec. Pour l’instant je ne me sens pas menacée par elle, j’ai plus envie de dialoguer avec, qu’elle me simplifie la vie. Il faut vivre avec son temps, même si je n’ai utilisé cet outil que sur un seul projet pour le moment. Quand on demande aux IA des choses personnelles ou complexes, on voit leurs limites, mais ça change très vite. Je suis plutôt enthousiaste en voyant leurs capacités, surtout dans le domaine de la création 3D où l’IA permet de modéliser facilement et rapidement. Pour moi qui n’ai jamais vraiment pris de plaisir à la modélisation, c’est un gain de temps considérable. » L’artiste développe en ce moment NPC (pour « Non Player Character » ou PNJ en anglais), un projet de portraits de PNJ de jeux vidéo imaginaires.