« The Lost Ones » : des images détournées pour raconter l’Histoire

« The Lost Ones » : des images détournées pour raconter l’Histoire

21 juin 2019
Création numérique
The Lost Ones, épisode Paul Grappe
The Lost Ones, épisode Paul Grappe INA - Arte

Raconter des destins incroyables en utilisant des images d’archives « vraies mais qui ne correspondent pas à l’histoire évoquée ». C’est le concept de The Lost Ones, une websérie documentaire produite par l’INA en collaboration avec Arte. Mathilde Hirsch, sa créatrice, scénariste et réalisatrice, revient pour le CNC sur la naissance de ce projet racontant « des histoires vraies avec des images détournées ».


Mathilde Hirsch DR

Comment est née cette idée de websérie autour de personnages historiques (Yukio Mishima, John Reed, Séraphine de Senlis, Paul Grappe…) pas ou peu connus du grand public ?

J’ai travaillé pendant deux ans comme auteure pour le programme Au cœur de l’histoire présenté sur Europe 1 par Franck Ferrand. Pour cette émission, nous étions constamment à la recherche de nouveaux sujets, notamment sur des personnes un peu décalées dont on parle moins. J’ai donc découvert des personnages qui étaient tombés dans l’oubli alors qu’ils avaient des vies incroyables, fulgurantes ou étranges. Je trouvais qu’il était dommage de ne pas connaître ces destins, d’autant plus qu’ils en disent beaucoup sur la grande histoire.

Pourquoi avoir choisi de détourner les images d’archives ?

La série évoque des personnes ayant vécu entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, il n’y a donc que peu d’images d’elles, voire pas du tout. Mais c’est également un choix complètement assumé : je voulais créer un décalage entre ce qui est raconté sur ces personnages ancrés dans l’histoire et les images qui n’ont pas de rapport avec le récit, pour laisser aux spectateurs la possibilité de faire jouer leur imaginaire. Les archives ont été choisies non pas pour leur vérité historique, mais pour leur puissance poétique et la force qu’elles dégagent. Je ne voulais pas rester dans la simple illustration.

Ces images collent pourtant parfaitement avec les sujets racontés…

C’est ce qu’on voulait. On souhaitait jouer sur ce flou, cette illusion, et sur le fait de tromper ou non le spectateur. L’épisode consacré à Tsutomu Yamaguchi, le survivant d’Hiroshima et Nagasaki, a ainsi été réalisé avec de vraies images tournées par les Américains juste après les explosions. L’une des séquences donne également l’impression de suivre Tsutomu Yamaguchi. Mais il s’agit en réalité d’un film de fiction dans lequel le personnage erre dans la ville de manière très cinématographique… Ça collait parfaitement. Mais il y a toujours un lien entre les archives et le sujet. On peut raconter ce qu’on veut avec des images, mais là, on ne trompe personne. Ces histoires romanesques incroyables sont vraies mais illustrées par des images à la hauteur de ces vies-là.

Comment avez-vous choisi les archives utilisées ?

Il y a eu de nombreux allers-retours entre l’écriture et le choix des images. J’ai travaillé avec deux documentalistes et j’ai visionné des milliers d’heures d’archives de l’INA, de Pathé et de Gaumont qui m’ont ouvert leurs fonds. J’avais une idée des images que je voulais mais j’ai malgré tout adapté la narration lorsque je découvrais par hasard de belles choses. Je connaissais bien les histoires de ces personnages, j’ai donc fait mes recherches sans être épaulée par un historien, en lisant de nombreuses biographies ainsi que des livres sur les différentes époques. Je voulais sortir des commentaires classiques.

Cette websérie est accompagnée par une bande-son électronique créant un vrai décalage. Pourquoi ce choix ?

Je souhaitais une narration haletante et rythmée pour que le public soit pris dans un flot dont on ne peut plus décrocher. Cette musique collait donc parfaitement. Je voulais également, par ce biais, faire vivre les personnages au présent, et non les ancrer dans le passé, car ils ont les mêmes peurs, angoisses et préoccupations que nous. J’ai travaillé avec Camille El Bacha, un compositeur de musique classique et d’électro, qui écrivait en fonction des textes que je lui donnais, et parfois c’était l’inverse.

La websérie The Lost Ones n’est pas votre premier projet historique. Vous avez également travaillé sur le podcast Varennes et vous avez coécrit, avec votre mère la journaliste et écrivaine Florence Noiville, le livre Nina Simone, Love me or Leave me. D’où viennent votre intérêt pour l’histoire et votre envie de réaliser des portraits ?

De mon travail aux côtés de Franck Ferrand dans Au cœur de l’histoire qui plonge dans le sujet. J’ai toujours eu des professeurs d’histoire au lycée avec lesquels j’apprenais seulement les dates des grands événements de manière un peu bête, sans voir le côté complexe. Les histoires personnelles, singulières et intimes des personnages m’ont permis de me rendre compte que l’histoire est quelque chose de très vivant. La meilleure manière de la raconter est via le prisme de ces personnes qui incarnent le passé dans toutes ses contradictions et ses ruptures. Je ne suis pas historienne : j’ai suivi une prépa littéraire, hypokhâgne, puis j’ai étudié à l’Ecole Normale Supérieure et à Sciences Po. Mais j’ai toujours eu un peu d’histoire au cours de mon cursus.

Une deuxième saison de The Lost Ones est-elle prévue ?

On en a parlé avec la productrice de l’INA qui est enthousiaste. Personnellement, je m’interroge. Je veux éviter de faire une deuxième saison avec des personnages moins forts et j’ai peur de donner un côté mécanique, automatique, à cette série qui est un objet à part. Je travaille par ailleurs sur un autre projet consacré à Vienne entre 1900 et 1939. Je m’intéresse aux artistes et intellectuels et à la manière dont ils ont vécu cette période et la montée de la guerre.