« Inua - A Story in Ice and Time », un jeu narratif dans le Grand Nord canadien

« Inua - A Story in Ice and Time », un jeu narratif dans le Grand Nord canadien

30 novembre 2022
Jeu vidéo
Extrait d’une cinématique d’Inua
Extrait d’une cinématique d’"Inua" Delphine Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France

Distingué par Apple pour son « impact culturel » aux App Store Awards 2022, le jeu vidéo, développé par IKO, The Pixel Hunt et ARTE France, s'inspire de la disparition des navires de l’expédition Franklin dans les années 1840. Le joueur y incarne trois personnages évoluant dans le Grand Nord canadien sur différentes temporalités. Entretien avec Delphine Fourneau, la directrice artistique, sur la conception graphique et l'univers de cette oeuvre singulière.


Quel était votre rôle sur le jeu Inua ? À quelle étape de sa création êtes-vous intervenue ?

J’ai rejoint le projet en 2017, en tant que directrice artistique. Mais, vu que nous étions en équipe réduite, de 3-4 personnes, pendant une grande partie de la création du jeu, je me suis occupée de l’essentiel de la production visuelle, avant d’être accompagnée d’un animateur 3D, pour les séquences de « gameplay », et d’un animateur 2D, sur les cinématiques (ndlr : séquences narratives durant lesquelles le joueur n’intervient pas). Contrairement aux grandes équipes de production, où chaque rôle va être plus ciblé, on a tendance dans les petites équipes à toucher un peu plus à tout.

Dans un premier temps, les scénaristes du jeu, Frédéric Bouvier et Natalie Frassoni, nous ont envoyé de nombreux documents présentant l’univers, les personnages et la narration. Ensuite, on a créé un premier prototype qui posait les bases du jeu et où j’ai établi le style visuel. À l’appui de cette version « bêta », on a cherché à obtenir des financements. Une fois le budget nécessaire réuni, la production du jeu complet a débuté le premier semestre 2020.

Une des particularités du jeu : interpréter trois personnages à trois époques différentes D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France

En lisant le scénario, aviez-vous directement un style de dessin particulier en tête ?

À la première lecture du scénario, je me suis surtout rendu compte qu’il y aurait beaucoup de contenus, beaucoup de choses à représenter. Dans ces cas-là, le rôle de la direction artistique, c’est aussi de trouver des solutions graphiques pour que le projet soit réalisable. La faisabilité peut déterminer certaines choses.

Là, en l’occurrence, lorsque j’ai vu tout ce qu’il y avait à représenter, en termes d’époques, en termes de personnages, en termes de psychologie, cela m'a orienté très rapidement vers un style « Low Poly » en 3D qui était plus rapide à produire qu'une 3D plus réaliste et onéreuse. C'est de cette manière qu'on appelle de la 3D peu détaillée, où on va avoir une stylisation simplifiant le niveau de détails.

Quand on regarde les graphismes d’Inua, bien que mes inspirations et références étaient réalistes, vu qu'on s'inspire de faits historiques ; le style efface certains détails et, cela, c’est parce que j’ai utilisé peu de polygones, de détails dans les modèles 3D.

Extrait d’un niveau où le joueur incarne Peter, jeune cinéaste participant à une expédition militaire dans les années 1950 D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France

Aviez-vous des influences graphiques particulières ?

J'avais quelques jeux en référence, notamment Overland (2016) du studio Finji, dans un style dont je voulais me rapprocher un petit peu, notamment dans la façon de pouvoir visualiser les scènes.
Puis, plus tard dans le développement, on s'est rendu compte qu'on aurait besoin de plus de cinématiques pour faire des ponts au niveau de l'histoire. Tout ce qu’on ne pouvait pas montrer dans les niveaux du jeu, on s’est dit qu’on ferait passer ces informations-là par des petites scènes, en dehors des moments de jeu.  

Je suis donc allée voir du côté du jeu vidéo Old man’s journey (2017) du studio Broken Rules. Ils avaient créé des illustrations fixes, mais légèrement animées à l’aide d’effets multiplans.  On s’est dit que c’était une solution vraiment élégante qui nous plaisait bien et, du coup, j’ai réalisé des illustrations dans ce style, qu’Abel Kohen (animateur, créateur de Biolum) a ensuite animé sur le logiciel After Effects.

 

 

Le jeu vidéo se déroule sur plusieurs époques différentes. Quel travail de recherches historiques avez-vous effectué en amont ?

Effectivement, il y a eu tout un travail de recherches en amont, où il a fallu constituer une grande bible graphique, avec des références pour les différentes époques représentées. Une part de ce travail a été faite par les auteurs du scénario, ce qui leur permettait de mieux nous communiquer les informations auxquelles ils faisaient référence. Puis, j’ai fait toute une deuxième phase de recherches sur des éléments visuels plus particuliers.

Je pense, par exemple, au premier niveau où l’on voit deux bateaux à deux époques différentes.
D’un côté, il y a le bateau le « Terror » de l'expédition Franklin : un « vieux gréement », un trois-mâts qui est parti d’Angleterre en 1843 pour explorer l’Arctique, avant de disparaître. J’ai dû chercher des gravures d'époque, des plans et des reconstitutions sous forme de maquettes en bois, dans le but d’essayer de comprendre comment ces bateaux étaient construits, pour que le modèle 3D puisse coller, au mieux, à ce à quoi le « Terror » ressemblait.

Et puis, dans le niveau plus contemporain, on a essayé de retrouver quel type de bateaux fait, aujourd’hui, parti de la flotte effectuant des fouilles sur le site où les bateaux de l’expédition Franklin ont disparu. De fil en aiguille, on a cherché les noms des bateaux qui participaient aux fouilles. Sur le niveau 1, dans notre époque, je me suis inspirée d’un bateau en particulier : le « Martin-Bergmann ». Parce que, en termes d’architecture, il correspondait à ce qu’on voulait montrer, avec un petit pont à l’arrière et un treuil pour remonter ce qui a été retrouvé sous l’eau.

Dessins préparatoires des bateaux de 1845 et de 2016 D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France

Aviez-vous des influences d’autres représentations de ces époques (jeux vidéo, films, séries...) ?

Ce qui m'a beaucoup servi visuellement, ce sont des images de la série The Terror (2018-2019), qui est une adaptation du livre de Dan Simmons (Terreur, 2007). L’action se passe exactement à la même époque et traite du même fait historique. Cela a été une bonne influence, parce que la série est très bien réalisée et, qu’en plus, son équipe créative avait déjà fait un gros travail de recherches historiques.

Sinon, une autre source m'a un peu aiguillée, qui ne met pas en scène le même fait historique, mais s'en rapproche. Il s’agit du film d’animation, Tout en haut du monde, réalisé par Rémi Chayé, dont l’intrigue se déroule au Pôle Nord avec, également, un bateau pris dans la glace. Toute l’imagerie nordique du film m’est beaucoup restée en tête et m’a aidée dans la conception graphique d’Inua.

Comment marquer la différence des époques et rendre chaque temporalité rapidement identifiable graphiquement ?

« Colorboard » permettant de constater les différences de tonalités entre les époques D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France

Évidemment, il y a les objets qui sont différents selon les époques. Mais, je ne trouvais pas cela suffisant, surtout avec la 3D un peu stylisée du jeu. Je voulais quelque chose de plus marquant, alors, j'ai travaillé autour des couleurs pour signifier les différentes temporalités. Pour chaque époque, j’ai conçu un schéma de couleurs bien identifiable qui va permettre au joueur de se repérer assez facilement.

Par exemple, dans le premier niveau sur les bateaux.  En 1845, on va être dans des tonalités très bleues, pour communiquer le froid extrême que les explorateurs devaient affronter sans nos moyens modernes pour se réchauffer. Tandis que, côté 2016, avec Taïna (jeune journaliste venue enquêter sur l’expédition Franklin), on va être sur des teintes beaucoup plus chaudes, joyeuses, parce qu’elle est au début de son aventure, encore assez optimiste.
On est sur une ambiance vraiment différente, tout comme pour la troisième « timeline », qu’on découvre un peu plus tard dans le jeu et où j’ai développé une palette chromatique évoluant dans des tons bleus-verts. Donc, normalement, au premier coup d'œil, le joueur a des dominantes de couleurs qui lui permettent de repérer dans quelle époque il se trouve.

Comment rendre compte des états d’esprit des personnages à travers votre travail graphique ?

J’ai utilisé plusieurs « leviers » pour travailler sur ce point. Dans la continuité de l'identification des époques, j’ai aussi travaillé sur la couleur pour que, de niveau en niveau, on ait une évolution des palettes de couleurs en fonction de ce qui arrive aux différents personnages. Par exemple pour Taïna, dont je parlais tout à l'heure : elle va débuter son aventure, optimiste et pleine d’attentes par rapport à l’enquête qu’elle est venue mener, puis, plus son périple progresse, plus la jeune journaliste va dévier de sa trajectoire et connaitre des désillusions.

En parallèle de cette évolution psychologique, sa palette de couleurs, part de couleurs très ensoleillées et chaudes, dans le premier niveau, et va de plus en plus aller vers des teintes crépusculaires, pour symboliquement montrer son désarroi.

Évolution de la palette des couleurs des niveaux de Taïna au fur et à mesure du jeu D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France


C'est une logique que j'ai essayé d'appliquer pour les trois personnages, puisque Simon, marin de l’expédition Franklin va commencer, lui, dans une ambiance très froide et évoluer vers une forme de colère, à laquelle le réchauffement des couleurs de sa partie du jeu, fait écho.
Donc, ce sont les couleurs qui vont amener une première grille de lecture par rapport à l’intériorité des personnages.

Le « Mind mode » D. Fourneau / IKO / The Pixel Hunt / ARTE France


Puis, évidemment, il y a aussi ce qui relève du « gameplay », du mode de jeu de notre projet, qui fonctionne, en partie, sur la consultation de l’esprit des personnages. En effet, un des principes d’Inua est de collecter des idées dans les différents niveaux et de les insuffler dans l’esprit des personnages. On a donc décidé de représenter l’espace intérieur des personnages, par un écran, qu’on appelait le « Mind mode » :  mode de l’esprit. Pour représenter ce monde intérieur, qui est un peu en dehors du temps, on a opté pour une esthétique assez astrale, un peu liée au cosmos, à l’astrologie et à l’astronomie. Donc, on a le personnage qui est au centre de l'écran, et puis, toutes ces idées vont venir tourner autour du protagoniste, comme des petites planètes, et on va pouvoir venir les lui insuffler. Une énorme partie de mon travail de direction artistique reposait donc sur la recherche d’une symbiose entre l’espace intérieur et l’espace extérieur des personnages.

Inua – A Story in Ice and Time

Inua – A Story in Ice and Time
Développement : The Pixel Hunt, IKO, ARTE France
Édition : ARTE France
Sortie : le 10 février 2022

Inua - A Story in Ice and Time a bénéficié du Fonds d'aide au jeu vidéo (FAJV) du CNC.