La BnF, gardienne de la mémoire du jeu vidéo

La BnF, gardienne de la mémoire du jeu vidéo

10 mars 2021
Jeu vidéo
Visuel salle A
Visuel salle A Thierry Ardouin Salles lecture site François-Mitterrand
Chargée de préserver le patrimoine national collecté grâce au dépôt légal puis précieusement catalogué, la Bibliothèque nationale de France conserve aussi bien des films que des documents sonores, des livres et des jeux vidéo. Retour sur cette mission de préservation du patrimoine vidéoludique et sur ses enjeux avec David Benoist, chargé de collections jeux vidéo au département de l’Audiovisuel de la BnF et élu suppléant au collège honoraire de l’Académie des Arts et Techniques du jeu vidéo.

De quand date l’obligation de dépôt légal pour l’industrie vidéoludique ?

Tout ce qui est produit ou distribué en France doit être déposé dans le cadre d’une loi datant de 1992. Cette dernière ne mentionne pas directement les jeux vidéo, mais elle fait entrer dans ce dispositif de conservation les documents multimédias, les logiciels, et donc par extension les productions vidéoludiques. Chaque titre ou version de jeu doit être déposé en deux exemplaires. Nous conservons également certaines créations datant d’avant 1992, entrées un peu par accident dans nos collections car elles accompagnaient des livres ou des revues. Pour les autres sorties avant cette loi, nous avons une politique d’acquisition afin de compléter notre collection.

Le statut de « bien de consommation » des jeux vidéo a-t-il eu un impact sur leur conservation, compliquant ainsi vos recherches autour des créations sorties avant 1992 ?

Oui car beaucoup d’entreprises ne conservent pas toujours leurs archives ou des exemplaires de leurs propres jeux. D’autres disparaissent ou sont rachetées, laissant derrière elles certaines productions. Il est donc important qu’une institution conserve ce patrimoine. Des associations, comme MO5, ont une action complémentaire à la nôtre. En théorie, nous devons récupérer tout ce qui sort, même si des entreprises oublient parfois de déposer leurs jeux ou ne connaissent pas ce système. Mais nous travaillons aussi de manière très étroite avec le CNC pour le dépôt légal : le contrat signé par les sociétés bénéficiant du Fonds d’aide au jeu vidéo rappelle que le jeu doit être déposé à la BnF.

Le jeu vidéo est une pratique populaire et la première industrie culturelle de France. Mais si l’on en croit les principaux acteurs du secteur, il souffre encore d’un manque de reconnaissance. La mission de conservation de la BnF participe-t-elle à sa légitimation ?

Que la BnF récupère dans ses collections des jeux vidéo n’est pas une évidence pour tout le monde. Ceux qui ignorent cette obligation de dépôt légal sont d’ailleurs surpris d’en retrouver dans nos rayons alors que notre collection, qui compte plus de 17 000 items différents, est une des plus importantes d’Europe et du monde.

Elle se consulte uniquement sur place, pour ceux qui justifient de recherches, pour la protéger et la conserver pour l’éternité. Il y a également un espace dans la bibliothèque tous publics donnant accès aux plus de 16 ans à une sélection de jeux vidéo. Nous achetons des consoles pour mettre en avant ce média au sein de la bibliothèque, ce qui effectivement participe à sa légitimation.

Le but de cette collection, outre de conserver la mémoire vidéoludique, est donc de faciliter la recherche ?

Oui, toute cette collection patrimoniale est en consultation au niveau recherche. Il y a de plus en plus d’universités qui proposent des cursus liés au jeu vidéo et de plus en plus de chercheurs qui se spécialisent dans ce domaine, ce qui fait également partie de sa légitimation. On étudie le jeu vidéo comme on le fait avec le cinéma, la télévision, la littérature. Nous avons la chance, dans tous les départements de la BnF, d’avoir un système de chercheurs associés qui ont un accès privilégié pendant un an ou plus. Depuis un an, nous accueillons ainsi Romain Vincent, un professeur en collège, qui fait une thèse de doctorat sur la manière dont les enseignants peuvent utiliser les jeux vidéo dans leur pédagogie.

David Benoist, chargé de collections jeux vidéo au département de l’Audiovisuel de la BnF
David Benoist Béatrice Lucchese/BnF 

Comment conserver éternellement ces jeux alors que les supports physiques se détériorent ou que l’obsolescence technologique les menace ?

Nous avons une grande collection d’ordinateurs anciens et différents modèles de consoles ; nous possédons même l’un des derniers exemplaires en France de la Magnavox Odyssey, la première console de salon commercialisée aux Etats-Unis en 1972. Nous gardons d’ailleurs à la BnF tous les appareils de lecture du son et de l’image qui sont sortis depuis la fin du XIXe siècle.

Pour préserver les machines et les supports physiques, dont certains composants se dégradent à l’épreuve du temps et des nombreuses manipulations, nous privilégions l’émulation : nous numérisons tous les jeux déposés pour les faire tourner sur des émulateurs installés sur des ordinateurs récents. Ces logiciels sont développés par des communautés de passionnés qui les mettent à disposition sur internet. Nous proposons ainsi en premier cette version numérique pour préserver le support originel. Mais si un chercheur veut retrouver les conditions d’utilisation passées, nous lui installons la machine et le jeu original. Pour les consoles récentes, il n’existe pas pour le moment d’émulateurs pour des questions de droits et de technologie. En attendant, ces consoles sont à disposition des chercheurs car nous pouvons encore les remplacer en cas de problème technique.

La dématérialisation des jeux complique-t-elle votre mission de conservation du patrimoine vidéoludique ?

Oui car il y a de plus en plus de titres qui n’existent pas, et n’existeront jamais, sur support physique. Une page du site internet de la BnF permet aux éditeurs de déposer directement leurs fichiers, mais tous ne connaissent pas cette possibilité et les éléments envoyés ne doivent pas avoir de protections contre la copie. Nous avons des prospecteurs chargés de faire de la veille pour éventuellement contacter les éditeurs et leur rappeler l’obligation de dépôt légal. Il y a aussi de plus en plus de créations nécessitant une communication avec des serveurs à distance, ce qui est impossible sur nos machines. Le streaming et le cloud gaming posent problème car il est impossible de récupérer les fichiers des jeux. Nous essayons de travailler avec les éditeurs pour les sensibiliser à ces questions et trouver des solutions techniques, mais c’est encore assez difficile. Par ailleurs, il y a de nombreuses interrogations autour des titres multijoueurs, comme World of Warcraft et Fortnite. Même si nous arrivons à les installer chez nous, le chercheur sera seul dans un monde vide et il ne pourra pas jouer. Il y a enfin le problème des mises à jour régulières. Dans 10 ans, si un chercheur nous demande Fortnite tel qu’il était en 2019, il sera compliqué de le retrouver avec toutes les versions et patchs différents sortis cette année-là.

Vous devez donc trouver d’autres moyens de conservation ?

Nous réfléchissons effectivement à d’autres moyens, comme récupérer la documentation autour des jeux - ce que certains chercheurs appellent les archives de la jouabilité – ou des vidéos de parties enregistrées et mises en ligne à un instant T. La BnF récupérant aussi toute la presse, nous avons la chance d’avoir tous les articles des médias spécialisés en jeux vidéo. Dans 30 ans, un chercheur pourra donc, s’il ne peut pas jouer directement, retrouver tout ce qui a été publié sur le jeu. Il y a une vraie réflexion sur la manière de documenter le jeu vidéo à l’avenir, lorsqu’on n’arrivera pas à recréer le contexte du jeu.

Des événements jeu vidéo à la BnF

De nombreux événements sont organisés par la BnF pour mettre en valeur ses collections et la recherche, parmi lesquels les « rendez-vous du jeu vidéo » qui permettent de mettre en lumière une étude, de présenter des ouvrages ou de proposer des play-conférences avec des chercheurs jouant à un jeu qu’ils analysent en direct. Des colloques sur la préservation du jeu vidéo et des journées d’études sont également programmés. Enfin, la BnF, héberge depuis 2019 le festival IndieCade Europe.