« Danser sa peine », la danse derrière les barreaux

« Danser sa peine », la danse derrière les barreaux

26 mars 2020
Séries et TV
Danser sa peine
Danser sa peine Jean-Claude Carbonne/Chrysalide/Éléphant productions/France Télévisions
Grand Prix Documentaire National au FIPADOC 2020, Danser sa peine suit le travail du danseur et chorégraphe Angelin Preljocaj auprès de femmes incarcérées à la prison des Baumettes à Marseille. Avec cet atelier, le chorégraphe préparait un spectacle qui fut joué à Aix-en-Provence et Montpellier. Rencontre avec Valérie Müller, la réalisatrice de ce documentaire à découvrir jeudi 26 mars à 23h25 sur France 3.

Valérie Müller Agathe Preljocaj

Pourquoi avoir décidé de suivre ce projet de danse ?

D’abord par intérêt pour la danse. J’avais déjà fait pour France 3, il y a une quinzaine d’années, un documentaire sur Angelin Preljocaj et nous avons coréalisé ensemble le film Polina, danser sa vie. Quand il m’a parlé de son projet, je lui ai très vite dit que j’étais intéressée pour le suivre dans le cadre d’un documentaire. Voir les incidences et le bénéfice de travailler le corps, pour des personnes en détention, dans des lieux très confinés, tout cela m’intéressait.

Tout au long du film, vous tracez le parallèle entre le corps contraint par l’incarcération et la libération que lui apporte la danse. Les détenues, très mal à l’aise au départ, semblent d’ailleurs se révéler totalement lors du spectacle.

Tout comme Angelin, je ne savais pas du tout ce que ça allait donner au départ. Mais progressivement, elles ont effectivement pris confiance en elles et se sont appropriées la chorégraphie : elles ont proposé des mouvements et nourri la chorégraphie par leurs improvisations. La façon dont elles se sont accaparées le spectacle pour le donner face à un public classique était extraordinaire et elles l’ont défendu à la fois individuellement, mais aussi comme un groupe, presque comme une équipe. A un moment, je pense qu’elles se sont toutes mises à travailler dans l’idée qu’elles allaient aussi défendre l’image de leurs codétenues. Elles ont beaucoup progressé, et se sont autorisées à bouger, à parler même car elles ont un peu de texte dans la pièce.

On sent en effet qu’elles prennent, comme vous dites, « confiance en elles ». A un moment, Sylvia dit d’ailleurs : « J’arrive à faire quelque chose de vraiment bien ».

Quand je suis arrivée, elles m’ont dit qu’elles étaient d’accord pour être filmées lors des répétitions. Je leur ai rapidement expliqué que je voulais aussi recueillir leurs impressions et elles m’ont répondu : « Pourquoi tu veux nous interviewer ? On ne présente aucun intérêt. On est incarcérées, c’est bien la preuve qu’on n’a pas d’intérêt ». Il y a à la fois tout le processus de la détention qui est fragilisant, presque avilissant comme le dit Annie, et des parcours complexes pour certaines comme Sylvia qui évoque son enfance difficile. Tout à coup, elles prennent conscience qu’elles peuvent produire quelque chose qui se transmet, qui peut être partagé avec le public. Et que le regard de l’autre peut être à la fois bienveillant et admiratif. Ce fut un long processus mais il a vraiment porté ses fruits. Des articles sont parus dans la presse régionale au moment du spectacle et Sylvia, en voyant les photos, pensait qu’il s’agissait de danseurs jusqu’à ce qu’une personne lui dise qu’elle était belle sur la photo. C’est assez révélateur : elle ne s’était même pas vue. Elle m’a dit : « Ça m’a pris du temps pour me reconnaitre, pour voir que j’étais capable de faire ces gestes ». Annie et Sylvia le disent clairement : être incarcéré ce n’est pas seulement une attente mais c’est tout un processus extrêmement dur et dévalorisant. Il y a à la longue un malaise, une dépersonnalisation des individus qui n’ont plus aucune autonomie, même pour ouvrir les portes. Quelque chose se casse ; et au fond, c’est le but de la peine, de la détention.

Ont-elles eu du mal à accepter la caméra ?

Pour les répétitions, non. Un peu plus pour les interviews. Ce n’était pas tant le fait d’être filmées, mais elles avaient du mal à penser qu’elles avaient des choses intéressantes à dire. Et quand on arrive avec une caméra en prison, personne n’a envie de vous parler car de nombreux tournages ont cherché le sensationnel, le misérabilisme, ce qui n’était bien évidemment pas mon cas. Je m’intéressais vraiment à l’individu, au corps, à l’esprit. J’ai proposé de faire les premières interviews à deux : pendant que l’une était filmée, l’autre était derrière moi pour voir le retour vidéo sur mon smartphone. Voir que je ne cherchais pas à les piéger les a rassurées.

Comment s’est passé le tournage en prison ?

C’est extrêmement contraignant. J’ai eu d’abord l’autorisation de tourner les répétitions puis progressivement, j’ai demandé un peu plus. La direction était plutôt enthousiaste à l’idée de ce projet, mais il a fallu beaucoup parler avec les gens aussi bien les surveillants que les détenues. C’est vraiment un travail de terrain et d’immersion. Sachant qu’au départ vous n’êtes pas la bienvenue.  

Combien de temps ont duré la préparation et le tournage ?

J’ai fait des réunions avec la direction pénitentiaire environ six mois avant le tournage. J’ai ensuite rencontré à plusieurs reprises les détenues, je leur ai montré Polina, danser sa vie, nous avons discuté. J’ai tourné pendant 22 jours répartis sur 4 mois environ. Je n’ai pas pu filmer toutes les répétitions, mais j’avais une petite caméra et j’ai ainsi pu enregistrer certaines choses seules.

Pourquoi avoir démarré le documentaire avec cette séquence assez forte dans laquelle les détenues racontent des souvenirs, des petits moments de liberté ?

Parce qu’on a tous des souvenirs comme ça d’enfance, de bons moments, des images qui nous restent. C’était une façon pour moi, en tant que réalisatrice, de rentrer non pas dans une intimité mais en résonance avec elles. Nous sommes tous des êtres humains, ce sont des choses qui nous rassemblent.

Il y a cette même notion de liberté dans la séquence de fin où elles marchent sur une plage.

Lorsqu’Angelin leur a dit que le spectacle allait être donné au festival de danse de Montpellier et qu’elles allaient avoir trois jours de permission, il leur a demandé s’il y avait des choses qu’elles voulaient faire. Elles ont répondu « aller boire quelque chose en terrasse et aller à la plage ». Malika le dit : ce qui lui manque le plus c’est sa famille bien sûr, mais aussi la nature et aller se baigner. C’était un moment très fort pour elles. Sophia m’a d’ailleurs dit qu’elle ne se rendait pas compte à quel point le contact avec la nature lui avait manqué.