Tournée à Aïn El Turk, dans les environs d’Oran, El’Sardines raconte les derniers moments en Algérie d’une jeune ingénieure, Zouzou, sur le point de tout quitter – sa thèse de doctorat, sa famille, son pays – pour partir travailler en France. Mais autour d’elle, la pression monte : sa petite sœur se marie, et aux yeux de tous, le célibat de Zouzou devient presque une anomalie. Entre humour, animation, chronique sociale et mystère écologique, cette minisérie portée par une équipe 100 % algérienne dessine un portrait familial tout en nuances, grâce à la réalisatrice Zoulikha Tahar et la romancière Kaouther Adimi.
Face à la pression familiale et sociale
Tout part d’une histoire personnelle. Ou plutôt de deux récits parallèles qui finissent par se rejoindre. Kaouther Adimi avait déjà exploré le sujet dans son roman Des pierres dans ma poche, publié en 2015, où elle évoquait une femme de plus de 30 ans, célibataire, confrontée au mariage de sa petite sœur. « Sa mère lui disait cette phrase qui allait la hanter : “Il ne reste plus que toi.” Quoi qu’elle fasse, elle était ramenée à son célibat. Et c’est quelque chose que j’ai personnellement subi, raconte l’écrivaine. La fin des études universitaires déclenche immédiatement ces interrogations de l’environnement social, qui va des parents aux voisins en passant par les tantes. Quoi que vous fassiez dans la vie, en tant que femme, il s’agira de se marier et de faire des enfants ! Zoulikha Tahar m’a contactée parce qu’elle avait une idée de série sur le sujet… » Car de son côté, la réalisatrice a aussi vécu une situation quasi identique. À l’époque, elle est ingénieure en mécanique, en troisième année de thèse. Sa sœur prépare son mariage, et elle suffoque. « Tout le monde autour de moi me mettait la pression pour que je trouve un mari. C’était dramatique pour ma famille que ma petite sœur se marie avant moi… » Elle, pourtant, ne pense qu’à une chose : tout quitter pour tenter sa chance dans le cinéma. Une bourse de la Fémis l’attend, mais pour l’obtenir, il faut franchir un cap symbolique : annoncer à ses parents qu’elle abandonne la thèse. « Ça a été assez dramatique » résume-t-elle.
De cette matière autobiographique, les deux femmes ont tiré une fiction. Au-delà des détails personnels, elles ont tenu à inscrire l’histoire d’El’Sardines dans un cadre plus large. « Nous avons quand même beaucoup inventé. Le fait que notre héroïne ne soit pas mariée à 30 ans, et que sa petite sœur se marie, c’est un drame universel, insiste Kaouther Adimi. Dans tous les pays du monde, le célibat des femmes est mal accepté par la société. »
La métaphore des sardines
Dans la série, Zouzou décide ainsi de tout plaquer pour partir en France et tenter de comprendre, scientifiquement, le mystère qui inquiète son village : les sardines semblent avoir déserté les côtes algériennes. Un motif surprenant qui donne son titre à la série, et plus encore. À Aïn El Turk, la plage jouait un rôle central dans l’enfance de Zoulikha Tahar : « Je passais beaucoup de temps là-bas avec mes copines, pour que nous puissions parler sans que mon père nous entende. C’est un endroit de vie, où les filles sont en paix. » L’idée d’un mystère écologique est née afin de justifier la présence de la plage dans le récit. « En Algérie, la sardine est le poisson le plus consommé, rappelle Kaouther Adimi. Évoquer sa disparition, c’était ouvrir une porte vers des enjeux plus larges – le climat, l’environnement. Mais cela permettait aussi de s’amuser avec le petit côté paranoïaque du père, que nous voulions investir, un trait de personnalité classique : pour lui, les sardines font demi-tour avant d’arriver dans les eaux territoriales algériennes ! » La réalité est plus rationnelle : c’est le réchauffement climatique qui les éloigne.
Mais les sardines ne sont pas qu’un prétexte : elles deviennent métaphore. « C’est le seul animal qui migre sans nécessité de reproduction ou d’alimentation, souligne Zoulikha Tahar. C’est une forme de besoin intrinsèque, comme celui de notre héroïne. »
L’animation pour fuir le réel
Ce besoin de s’échapper traverse tout le récit, jusque dans sa forme. Tout au long des épisodes, des séquences animées viennent briser le réalisme du quotidien. Zouzou dialogue avec ses peurs, ses doutes, ses fantasmes. Un choix formel assumé par la réalisatrice : « L’onirisme a toujours tenu une place dans mes productions : dans mes courts métrages documentaires, par exemple, le rêve finit par prendre le dessus. Dans El’Sardines, la pression sociale est si forte que Zouzou doit trouver refuge dans son imaginaire. Nous avons donc choisi l’animation pour faire parler sa voix intérieure. » Kaouther Adimi poursuit : « Quand on empêche les jeunes filles de faire certaines choses, elles peuvent toujours s’échapper par l’imaginaire. Personne n’a de contrôle là-dessus. Zouzou est enfermée par les attentes de sa famille, alors elle s’évade en créant ces animations que nous avons intégrées tout au long de la série. »
Le tournage en Algérie
Le ton, lui, reste toujours sur le fil. Ni misérabilisme ni légèreté excessive. « Pour l’écriture, c’est une question de dosage, détaillent les deux scénaristes. Nous voulions une forme de tendresse. Nous avions envie de tempérer les parents et montrer, par exemple, la complexité de la mère, qui souhaite le meilleur pour sa fille, mais qui a elle-même subi cette pression sociale. Nous tenions à éviter toute forme de cliché. »
Ce souci d’authenticité s’est aussi imposé au moment du tournage. Impossible pour elles d’imaginer tourner ailleurs qu’en Algérie, avec une équipe locale, et surtout, dans la langue du pays. « Aïn El Turk, c’est là d’où je viens, rappelle Zoulikha Tahar. C’est la première fois qu’il y avait un tournage aussi important dans notre village. Nous avons travaillé avec une coproduction algérienne, un régisseur général qui a fait le lien avec les cafés du coin… Et dans les grandes scènes, nous avons fait appel à des figurants locaux. Cela a tout simplifié. » Pour Kaouther Adimi, c’était même une condition sine qua non : « Je ne voulais pas d’un projet tourné à Marseille en français. »
La question de la langue
Ce choix, pourtant, n’avait rien d’évident. Dès l’écriture, la question de la langue a commencé à se poser : quand basculer en arabe, en français ? Quel dialecte employer ? « En Algérie, une partie de la population fait encore l’aller-retour entre les deux langues, observe Kaouther Adimi. Mais il y a aussi une arabisation des verbes français, et dans la série, on parle même oranais, un dialecte de l’ouest. » Zoulikha Tahar, elle, a vu la société évoluer à chaque retour au pays : « Je me souviens que je parlais énormément en français avec mes amies. Mais la Gen-Z parle de plus en plus anglais. Et en parallèle, une partie de l’Algérie renoue avec les dialectes maghrébins. » Kaouther Adimi précise que la télévision du Moyen-Orient est désormais entrée dans les foyers algériens. « Une sorte de soft power, passant par des feuilletons du Moyen-Orient » décrit-elle, précisant avoir vu une transition avec des paraboles pour capter les chaînes du Golfe venues remplacer celles qui recevaient les chaînes françaises. L’écrivaine explique également que les jeunes Algériens vont moins systématiquement faire leurs études supérieures en France et apprennent donc plus naturellement l’anglais à l’école.
« Partir ce n’est pas forcément trahir »
Ce mélange de langues, de cultures, de références, c’est aussi ce qui fait la singularité d’El’Sardines. Mais au fond, le message que veut transmettre Zoulikha Tahar, c’est qu’il n’est pas interdit d’aller voir le monde : « Comme dit Zouzou à la fin : “Je ne suis pas un arbre !” On peut partir, et partir ce n’est pas forcément trahir. » L’idée était même, à l’origine, de terminer chaque épisode par un micro-trottoir dans le réel. « Nous voulions que la série soit une sorte de thérapie. Nous ne l’avons pas gardé au montage, mais la question est restée : partir, est-ce une forme de trahison ? Moi, je veux dire qu’en tant que femme, en tant que fille, nous avons le droit d’être curieuse du monde. »
Pour Kaouther Adimi, il était aussi important de montrer « qu’il est possible de monter des projets en Algérie, en arabe et en français, en mélangeant les langues. Oui, ça fonctionne. Nous pouvons tourner là-bas et ça peut être vertueux. Mais il faut des moyens pour cela ».
Preuve de cette réussite, les deux créatrices ont décroché une mention spéciale dans la compétition format court de Séries Mania cette année : « El’Sardines est la première série algérienne sélectionnée à Séries Mania, et elle repart avec une mention ! Ce prix récompense justement cette volonté de tourner en Algérie… » Et la suite ? Si elles ne disent pas non à une hypothétique saison 2, Zoulikha Tahar et Kaouther Adimi ont un autre projet ensemble en tête : « Nous réfléchissons à un long métrage. C’est ce qui nous anime aujourd’hui. »
El'Sardines – 6x11 min – à voir sur Arte.tv

Avec Meriem Amiar, Dalila Nouar, Rabie Ouadjaout
Réalisée par Zoulikha Tahar
Écrite par Zoulikha Tahar et Kaouther Adimi
Produite par Claire Leproust Maroko, Hugo Legrand-Nathan, Yacine Medkour
Production : FablabChannel, 2Horloges, ARTE France
Soutien sélectif du CNC : Aide sélective du Fonds de soutien audiovisuel