Mélanie Lallet : "Les séries animées sont en retard dans la représentation des genres"

Mélanie Lallet : "Les séries animées sont en retard dans la représentation des genres"

02 octobre 2020
Séries et TV
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La sociologue des médias, Mélanie Lallet, s’est penchée sur les identités de genre dans les séries animées françaises. Elle livre un constat mitigé dans son ouvrage, Libérées, délivrées ? Interview.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser aux identités de genre dans les séries animées françaises ?

La série animée française est énormément programmée ; elle représente toujours plus de 40% et arrive devant toutes les autres nationalités - même les séries japonaises ou états-uniennes. C’était donc intéressant d’étudier ces programmes qui sont très regardés par les enfants. C’est d’ailleurs une particularité culturelle française que de destiner l’animation prioritairement aux enfants et de la programmer à l’intérieur de cases jeunesse. Je me suis concentrée sur des séries diffusées pendant plus de dix ans, et ayant fait l’objet d’au moins deux versions, afin de réduire le corpus à une petite soixantaine.

©Ina

Quel a été votre premier constat en vous penchant sur ce sujet ?

Il n’y a pas d’évolution naturelle et de progression douce et linéaire vers l’égalité des genres, même si on constate une amélioration. L’évolution est en dents de scie. Dans les années 1990 sont apparues de nouvelles thématiques dans les séries animées comme la sexualité ou la recomposition familiale mais le cadre est resté très conservateur et génère encore des inégalités genrées à l’écran. Par exemple dans les séries Bonjour de Dominique Dimey, on a des représentations de familles monoparentales mais les mères ou les pères seules s’appellent respectivement Maman Loufoque et Papa Clown et sont voués à l’échec dans l’éducation de leurs enfants tant qu’ils n’ont pas retrouvé quelqu’un pour fonder une famille au complet. Maman ne sait pas monter les étagères, Papa explose les robots ménagers. Leur incomplétude est mise en avant. On innove certes, mais dans un cadre qui ne bouscule pas tellement les stéréotypes de genre.

Comment l’expliquez-vous ?

Les producteurs de contenus télévisés se disent que les programmes pour enfants ne doivent pas déstabiliser la morale ; les parents doivent pouvoir laisser leurs enfants devant la télévision en toute confiance. Il faut aussi ajouter que depuis les années 2010, nous avons des controverses, des réactions dans la société qui s’opposent à la théorie du genre et qui rendent les producteurs de contenus assez frileux. Du coup, ils cherchent à créer des contenus bien neutres et bien lisses. D’autre part, les professionnels de l’animation perçoivent leur monde comme bienveillant, incapable de produire des logiques sexistes et reflétant fidèlement la société dans laquelle ils évoluent. Or, ce n’est pas le cas. Ça se traduit du coup par un retard de la série animée par rapport à la série en images réelles qui offre des représentations des genres et des sexualités.

Votre regard sur les séries les plus anciennes comme Bonne nuit les petits n’est pas plus sévère...

C’est vrai, et c’est un des résultats forts de l’ouvrage : la modernisation des contenus ne va pas forcément dans le bon sens. C’est un lifting qui est la plupart du temps cosmétique – on va mettre des Converse aux pieds des enfants. La réflexion sur les rapports de pouvoir entre les groupes sociaux et sur la représentation n’est pas menée jusqu’au bout. Bonne nuit les petits, Petit Ours Brun et Les Triplés ont eu un fonctionnement à rebours. Leurs versions les plus récentes sont parfois plus sexistes que les versions d’origine. C’est très frappant dans le cas de Bonne nuit les petits. Dans les années 60 Mirabelle et Petit Louis partageaient les mêmes activités et pouvaient même de temps à autre échanger des comportements associés au féminin ou au masculin. Il y a même un épisode où pour Mardi-Gras Petit Louis se déguise en gitane et Mirabelle en indien. Aujourd’hui, si on faisait la même chose, ça serait lu comme une déclaration politique. Dans la reprise des années 1990, Pimprenelle et Nicolas sont traités de façon extrêmement différenciée et presque caricaturale ; c’est même péjoratif à l’égard des filles. Dans Les Triplés (version 2014), la femme au foyer - qui était dépeinte de façon positive dans la version des années 1980 - devient un objet de moquerie.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?

Une série comme Il était une fois…, dont on loue l’ambition didactique, n’est pas si remarquable quand on rentre dans son contenu. Effectivement, elle transmet des informations sur l’Histoire, le fonctionnement du corps humain, les grands découvreurs… mais avec un certain nombre de biais. Ce n’est pas surprenant sur les séries historiques, où elle ne fait que reproduire les inégalités de genre. Mais dans la série Il était une fois… l’Espace qui se passe en l’an 3000, la répartition des rôles reste assez traditionnelle alors qu’on aurait pu imaginer la déconstruire. Dans la série Il était une fois… la Vie, il y a une seule cellule sanguine qui est une fille, toutes les autres sont des garçons, et elle s’occupe toujours d’un petit enfant en bas âge et pose des questions naïves au vieux maître vénérable.

Vous notez un tournant dans les années 2000 avec le « Girl Power ». De quoi s’agit-il ?

Au début des années 2000, on assiste à l’arrivée de séries mettant en scène des héroïnes choc. Totally Spies ! - souvent décriée par ailleurs - a ouvert la voie à quelque chose qu’on n’osait pas faire en France. Il y avait bien eu quelques tentatives de courte durée inspirées de la littérature de jeunesse, comme Les Malheurs de Sophie ou Mimi Cra-cra, mais pas avec ce succès. Code Lyoko créée en 2003 est aussi placée sous le signe de l’empowerment féminin. Les personnages vont intégrer un panel de comportements beaucoup plus variés et cela se reporte aussi du côté des personnages masculins. C’est une série qui permet de sortir du paradigme différentiel des genres. La chaîne Gulli va d’ailleurs garder pendant plusieurs années une case intitulée « Girl Power ». En même temps, c’est ambivalent parce que cela opère une segmentation du côté de publics en imaginant que ces séries avec héroïnes vont se destiner prioritairement aux filles.

Vous avez suivi pendant un an le collectif Les Femmes s’Animent (LFA). Quel bilan en tirez-vous ?

L’émergence de cette association en 2015 a poussé à mettre fin à l’entre-soi masculin. LFA prenait pour exemple le travail de Women in Animation et se présente comme une association de lobbying et un réseau de l’emploi féminin. Grace à elles, on ne peut plus faire l’économie du débat sur les représentations de genres aussi bien dans la production que du côté des contenus.

Pensez-vous que la sous-représentation des femmes dans l’animation est en partie responsable des stéréotypes de genres véhiculés dans les séries animées ?

Ça pèse certainement dans la globalité. On m’a notamment décrit certaines ambiances de studios où les professionnelles ne se sentent pas très à l’aise. Elles pointent aussi des phénomènes de sexisme dans le cadre de leur quotidien. Mais il n’y a pas de rapport simple et mécanique entre la sous-représentation des femmes et les contenus car j’ai aussi vu en entretien des femmes justifier des représentations très traditionnelles. Ce n’est pas en ayant la parité dans les studios qu’on aura automatiquement des représentations féministes dans les séries. Le problème est plus une question de personne car le processus est trop souvent guidé par la « I-methodology », c’est-à-dire la méthodologie par rapport à soi. Si un directeur d’écriture est sensible à ces questions, cela sera plus respecté…

Est-ce que l’industrie du jeu a une influence sur les contenus stéréotypés ?

Non, en France, les séries sont assez peu déclinées en produits dérivés. On ne conçoit pas de série en marketing intégré. Je n’ai pas constaté non plus de différence majeure entre les séries diffusées par le service public et celles des chaînes privées.

Comment voyez-vous les années qui arrivent ?

Je ne suis pas très optimiste, je trouve que la rentrée jeunesse reconduit encore les stéréotypes et des archétypes de séries. On a plein de séries « aventure » associées à la masculinité avec des gros engins, des voitures, des hélicoptères et un certain nombre de séries chorales avec un ou deux personnages féminins souvent en rose. Les séries qui mettent en valeur les femmes  - comme Culottées dont on attend encore la nouvelle date de diffusion après sa déprogrammation pendant le confinement – sont encore annoncées dans leur spécificité avec beaucoup de retentissement.