Alice Rohrwacher : « J’envisage le cinéma comme un artisanat »

Alice Rohrwacher : « J’envisage le cinéma comme un artisanat »

06 décembre 2023
Cinéma
La chimère
« La Chimère » réalisé par Alice Rohrwacher Ad Vitam

La réalisatrice italienne dont le nouveau long métrage La Chimère est sorti en salles ce 6 décembre, fait l’objet d’une rétrospective intégrale au Centre Pompidou jusqu’au 1er janvier 2024. Une exposition pour laquelle elle a elle-même imaginé une installation poétique. L’occasion de revenir sur ce projet inédit ainsi que sur son travail de cinéaste.


Le Centre Pompidou consacre à votre œuvre une rétrospective inédite au sein de laquelle vous avez-vous-même imaginé une exposition. Comment avez-vous abordé ce travail ?

Je n’avais jamais effectué ce type de projet auparavant. Je pensais d’ailleurs ne pas y arriver. Contrairement à la fabrication d’un long métrage, cette exposition demandait un travail dont je ne pouvais pas mesurer l’implication. Tout cela coïncidait en plus avec la sortie de La Chimère en Italie, puis en France. Judith Revault d’Allonnes (Responsable des cinémas du département culture et création au Centre Pompidou) et Eva Markovits (Chargée de programmation) m’ont alors appris que le musée allait être fermé pour cinq ans. C’était donc maintenant ou jamais. Beaubourg est un lieu important pour moi. Je me souviens de mon arrivée à Paris, j’étais une adolescente qui venait de quitter sa province italienne, et le Centre Pompidou m’impressionnait beaucoup plus que la tour Eiffel. C’est un espace vivant où circulent différentes formes de créations : le théâtre, le cinéma, la photographie, la sculpture, la peinture… Je n’avais jamais vu un endroit pareil. Encore aujourd’hui, ce lieu a quelque chose d’exceptionnel.

Y avait-il une ligne directrice à suivre pour cette exposition ?

L’idée était de partir de l’imaginaire de mes films. À partir de là, j’étais à peu près libre de me diriger où je voulais. J’ai tout de suite voulu collaborer avec une compagnie théâtrale italienne Muta Imago dont j’aime le travail, et le fleuriste paysagiste Thierry Boutemy, rencontré au moment du tournage d’Heureux comme Lazzaro (2018). Nous avons pensé l’espace d’exposition de façon dramaturgique, comme un petit voyage. Ce voyage débute dans le Bar Luna, celui que l’on voit dans La Chimère. En Italie, beaucoup d’histoires débutent à la terrasse des cafés. Le visiteur peut ainsi s’asseoir à une table, jouer au baby-foot… Il peut aussi décrocher le combiné de la cabine téléphonique, où à l’autre bout du fil une voix le questionne : « Qu’est-ce qui vous lie au monde ? » Les réponses des visiteurs sont collectées puis nous les diffusons dans la dernière salle où se dresse un mur étoilé…

Beaubourg est un lieu important pour moi. C’est un espace vivant où circulent différentes formes de créations : le théâtre, le cinéma, la photographie, la sculpture, la peinture… Je n’avais jamais vu un endroit pareil.

Comment cette exposition se déploie-t-elle dans l’espace ?

La première salle comprend un cinéma itinérant avec une camionnette sur laquelle est dressé un écran. Le cinéma s’appelle aussi Luna. Dans la mythologie, la lune est l’endroit où toutes les choses perdues se retrouvent. Le film projeté raconte la rencontre d’Orphée et Eurydice. Dans la deuxième salle, nous avons installé des hamacs, où le visiteur, à l’aide d’un casque, peut se faire son propre film à partir des sons entendus. Au sortir de cette expérience « chamanique », il se retrouve devant le mur représentant la nuit étoilée que j’évoquais plus haut. Parmi toutes les étoiles, l’une brille plus que les autres et nous invite à se rapprocher d’une petite fenêtre au sein de laquelle on distingue un jardin. Ce jardin, c’est la Terre. Une manière de dire que la Terre pourrait être un paradis si on la regardait en changeant de perspective. Le Centre Pompidou souhaitait que j’expose des éléments de mes films. C’est pourquoi une fois revenu à l’extérieur du Bar Luna, le visiteur va découvrir une dernière salle, séparée des autres. On y voit des affiches. J’ai disposé au fond de la pièce une réplique du buffet qui se trouve dans ma maison. Un meuble dans lequel règne un grand bordel. Produits alimentaires, objets du quotidien, mais aussi mémos de films à venir y sont mélangés.

La cohérence de votre œuvre tient à la récurrence de certains motifs : le recours à la mythologie, la frontière entre la campagne et la ville, le passé et le présent… Comment vous l’analysez ?

Tous nos gestes, nos paroles, nos idées sont porteuses d’une histoire millénaire dont nous sommes détenteurs. Nous avons donc une part de responsabilité. Tout s’inscrit dans une histoire en mouvement. Les thèmes que vous évoquez m’invitent à réfléchir à la permanence des choses. J’espère que mes films continuent d’infuser dans l’esprit des spectateurs, bien après leur découverte. Parfois nous nous souvenons seulement d’une séquence, d’une image, qui nous a échappé mais nous obsède. Cette obsession peut nous inviter à changer notre perception des choses. Le cinéma est un dialogue permanent entre les films et les spectateurs. La vie a besoin de la vie pour se révéler…

Ce mois de décembre sort aussi votre dernier film : La Chimère. Vous avez choisi d’ancrer son récit dans les années 1980. Pourquoi ?

La Chimère raconte l’histoire des tombaroli (pilleurs de tombes étrusques en Italie). Le film ne pouvait se situer qu’à cette période précise. Mais la reconstitution en tant que telle d’une époque ou d’un style ne m’intéressait pas. Le matérialisme s’impose dans les années 1980. La loi qui encadrait le trafic de vestiges étrusques était floue à ce moment-là. Elle laissait les pilleurs plus ou moins libres de leurs mouvements. Les tombaroli pouvaient donc vendre en toute impunité des objets ayant appartenu à des morts.

 

Qui étaient exactement ces tombaroli ?

Des jeunes qui pillaient ces objets sacrés, qui n’étaient évidemment pas destinés au commerce mais avaient été créés pour les âmes des morts. Ce trafic a engendré un marché très important en Italie jusqu’aux années 2000, avec des implications internationales gigantesques. Un article récent sur cette question démontrait que le trafic de vestiges étrusques était encore plus important économiquement que celui de la drogue…

Pour autant, votre film ne raconte pas directement cette histoire-là…

Ce qui me semblait important à dépeindre dans La Chimère, c’était l’écho de cette histoire avec notre présent. Ces pillages renvoient à un monde profané, donc un monde en guerre. Partout où il y a de la dévastation, une industrialisation sauvage comme en Italie, les gens s’autorisent à tout marchander. Plus rien n’est protégé. Mes pilleurs de tombes sont toutefois des victimes, ils sont, comme le dit la chanson que l’on entend dans le film,« de pauvres pilleurs de tombes ». Ils se tiennent à l’écart d’une société qui les incite pourtant à se comporter comme des hors-la-loi.

On retrouve une référence au mythe d’Orphée et Eurydice, présent tout au long du film…

C’est un mythe sur un lien très fort qui établit un rapport entre une notion a priori opposée : la vie terrestre et l’au-delà, les vivants et les morts… C’est aussi une histoire d’amour terriblement romantique et il y avait quelque chose d’ironique à la transposer dans les années 1980, où le romantisme se meurt au profit du matérialisme. Ce mythe parle des échanges que l’amour provoque, des racines que nous pouvons planter chez l’autre.

Dans La Chimère joue Isabella Rossellini, un mythe en soi…

Un mythe vivant. C’était un grand privilège de travailler avec elle. C’est quelqu’un qui a tiré le meilleur de son passé sans se laisser dévorer par lui. Elle l’a transformé en quelque chose de vivant, à l’instar du personnage d’Italia dans le film qui fait de la gare abandonnée un lieu de vie, de création et de partage. Isabella a de l’esprit, de l’ironie et une douceur incroyable.

Utiliser de la pellicule ne répond pas à une motivation esthétique, cela tient plus du sensible, un travail vers l’inconnu. Dans La Chimère, nous avons créé une créature hybride avec différents formats : le 35 mm, le Super 16… C’était cohérent avec la pensée même du film.

 À quoi fait référence le titre du film ?

« À chacun sa chimère ! » C’est une expression courante en Italie. Une chimère peut symboliser un but que l’on cherche à atteindre. Pour les tombaroli, c’est l’argent ; pour Arthur, le protagoniste incarné par Josh O’Connor, c’est son amour perdu ; pour Paola, sa fille. Une chimère, c’est aussi l’état d’une âme, perdue dans ses rêves, absente au monde. Enfin, la chimère est un animal hybride composé de plusieurs animaux différents.

Depuis votre premier long métrage Corpo celeste, vous travaillez avec la cheffe opératrice française Hélène Louvart. Quelle est la nature de votre collaboration ?

Ensemble, nous parvenons à construire un regard commun, mieux, une présence commune. Au moment de la production de mon premier film Corpo celeste, pour les besoins d’une coproduction avec la France, on m’a proposé plusieurs chefs opérateurs. Le travail d’Hélène Louvart était très différent de film en film, il n’y avait pas un style qui s’imposait… Ce qui a fait la différence c’est sa personnalité.

Et un goût commun pour le celluloïd…

Au moment du tournage de Corpo celeste en 2011, nous avons effectivement tourné en pellicule, ce qui, à l’époque, n’avait rien d’original. Le numérique ne s’était pas encore imposé partout. C’est ensuite que les choses se sont accélérées…

Pour autant vous avez continué à travailler à partir de ce support… Pourquoi ?

Le numérique implique un contrôle absolu de l’image. Avec la pellicule, on travaille un support vivant donc avec une grande part d’incertitude. Cela demande d’être gentil avec elle, un peu comme avec un animal. J’aime le décalage qui peut exister entre l’image enregistrée au tournage et celle finalement obtenue. J’envisage le cinéma comme un artisanat. Utiliser de la pellicule ne répond pas à une motivation esthétique, cela tient plus du sensible, un travail vers l’inconnu. Dans La Chimère, nous avons créé une créature hybrideavec différents formats : le 35 mm, le Super 16… C’était cohérent avec la pensée même du film.

Exposition Alice Rohrwacher, rêver entre les mondes au Centre Pompidou jusqu’au 1er janvier

 

la chimère

La chimère
La Chimère Ad Vitam

Réalisation et scénario : Alice Rohrwacher
Avec : Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini, Alba Rohrwacher….
Photographie : Hélène Louvart
Montage : Nelly Quettier
Production : Ad Vitam Productions (France), Amka Productions (Suisse), Tempesta Films et RAI cinema (Italie)
Distribution France : Ad Vitam
Ventes internationales : The Match Factory
Sortie en salles : le 6 décembre 2023

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