Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter le livre d’Aharon Appelfeld, publié en 2008 ?
Emmanuel Finkiel : C’est un producteur israélien, David Silber, qui avait pris une option sur ce livre à sa sortie sans parvenir à en réaliser un film. Ce projet a finalement pu voir le jour en s’associant avec des producteurs français, dont Olivier Delbosc. Il avait d’ailleurs exprimé son envie de travailler ensemble. Il s’est donc spontanément tourné vers moi. Je me suis alors plongé dans ce livre qui m’a immédiatement happé. J’y ai vu la possibilité de faire du romanesque, domaine dans lequel je ne m’étais jamais vraiment aventuré jusque-là, grâce à ce désir de vie qui traverse cet enfant dans cette période d’horreur et à cette prostituée qui le recueille.
Comment a débuté votre travail d’adaptation ?
D’abord par un constat qui vaut autant pour La Douleur de Duras avec un texte et un auteur aussi écrasant que pour ce roman d’Aharon Appelfeld, au style tout aussi impressionnant. Si vous vous dites que vous allez l’adapter en vous attachant à rester le plus fidèle possible, vous vous arrêtez avant même d’avoir écrit une ligne. Car cette mission-là est totalement impossible. Dans les deux cas, je suis donc parti d’une hypothèse que je me suis fabriquée : celle qu’un livre n’existe pas en dehors de la lecture que nous en faisons. La question de la fidélité à l’œuvre devient instantanément caduque. Quand je me lance dans cette adaptation, je me considère un lecteur comme un autre, totalement à l’affût de tout ce que je ressens au moment où je le lis. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le livre mais la lecture que j’en fais. Et ce qui me porte, c’est d’être fidèle à ce que j’ai ressenti lors de cette lecture. Au début, vous n’osez pas bouger une virgule, par peur que tout s’effondre. Et puis vous vous plongez dedans et, petit à petit, l’univers du film se substitue à l’univers de votre lecture. Alors, vous prenez vos aises. Une fois que vous vous sentez connecté, vous pouvez déplacer sans scrupule tel ou tel élément du livre et y injecter tout ce qui vous vient à l’esprit. Vous vous situez alors dans la position de n’importe quel auteur qui part d’une idée originale pour développer un récit. Vous larguez quelques amarres par rapport au texte, tout en essayant de rester fidèle à votre ressenti. Si bien qu’aux deux tiers de l’écriture, j’étais incapable de discerner ce qui venait directement du livre et ce que j’avais inventé.

Combien de temps mettez-vous pour parvenir à une première version ?
Je suis toujours très lent. Cela a dû me prendre six mois. Mais je m’interdis d’envoyer quoi que ce soit à mes producteurs avant de parvenir à une version qui me satisfait. Car je sais que j’aurais en retour des réflexions que je connais déjà puisque je suis en train d’essayer de résoudre les problèmes en question.
Quels étaient les écueils majeurs ?
Le premier était le risque de la monotonie de ce qu’observe le petit garçon enfermé dans un placard de la maison close. Le cinéma saura traduire ses mouvements intérieurs. Mais pendant la phase d’écriture, ce langage n’est pas encore accessible. Il ne faut donc pas éluder les problèmes, car tôt ou tard, ceux que vous n’avez pas résolus reviendront. Il ne faut pas se perdre dans la psychologie inutile et n’écrire que ce dont on pourra se rendre compte dans le film. Les retours de mes producteurs à la lecture de cette version, que j’appelle version 0, ont été plus positifs que mon propre avis. Et je pense qu’ils se trompaient car je n’avais pas encore trouvé des solutions de réalisation pour que les spectateurs ne s’ennuient pas.
Comment repartez-vous au travail à partir de là ?
Je relis consciencieusement cette version en me disant : tout le monde aime bien, qu’est-ce que ça cache ? (Rires.) Concrètement, j’essaye de visualiser toutes les séquences et de me projeter dans le montage. Je suis de toute façon incapable d’écrire une ligne si je n’ai pas une idée précise de la mise en scène. C’est la mise en scène qui nourrit mon écriture et jamais l’inverse. De là, naît une version 1. Et nous n’avons pas été plus loin.
Pour incarner la prostituée ukrainienne, vous avez fait appel à Mélanie Thierry que vous aviez déjà dirigée dans Je ne suis pas un salaud et La Douleur. Une fois cette décision prise, remodifiez-vous le scénario ?
Pas une virgule. En revanche, je retravaille le scénario une fois que nous nous sommes confrontés à ce qui est possible de faire, mais aussi en fonction du budget qui exige des coupes pour ne pas dépasser la somme allouée. C’est ainsi que naît ce que j’appelle la version de tournage.
Réécrivez-vous pendant le tournage ?
Je l’ai fait sur tous mes films. Mais là, ça m’était interdit. Mélanie Thierry avait besoin de temps pour assimiler les dialogues en ukrainien et se débarrasser de la question de la langue. Cependant, je dois avouer que j’ai brisé cette interdiction. C’est d’ailleurs le seul moment où il y a eu une petite tension entre nous parce que je lui demandais quelque chose d’impossible. En même temps, ce qui me paraissait impossible était de ne pas réécrire certaines parties puisque je réalisais un film avec un enfant dont le récit était censé suivre l’évolution du rapport entre Mariana et Hugo et se resserrer sur leur relation. Il m’aurait manqué trop d’éléments essentiels. Nous avons regroupé toutes ces scènes en une journée. Et Mélanie qui avait été sublime jusque-là nous a montré qu’elle pouvait encore aller un cran au-dessus !
Quelles sont les scènes qui vous ont paru le plus complexes à écrire ?
Sans aucun doute celle où Mariana a une relation intime avec Hugo. Dans le roman, elle ne se pose aucune question. Mais il était évidemment impossible de la tourner avec cette même logique à notre époque. Chez Appelfeld, tout est explicite mais son écriture est tenue, pudique, et à peine suggestive. Il écrit : « Ce matin-là, Hugo était un homme. » À moi de me débrouiller avec ça ! Il était simple de montrer comment Hugo tombe amoureux de Mariana. C’est l’inverse qui était difficile car Mariana n’a rien d’une perverse. Elle est juste bouleversée par la pureté de cet enfant. Et puis c’est aussi la reine du déni : elle essaie de ne pas réfléchir sans quoi elle s’effondrerait. J’ai construit cette scène avec l’objectif que le tragique de son personnage allait s’y révéler complètement. Elle sait très bien le funeste destin qui l’attend et c’est dans ce cadre-là qu’elle fait ce don et offre sa première fois à Hugo.

Dans ce film, vous vous confrontez aussi à la représentation du charnier que vous choisissez de montrer à travers le regard de l’enfant qui le découvre. Comment écrit-on cette scène ?
Sur cette question-là, j’ai toujours été du camp de Claude Lanzmann. Il y a des choses que nous ne pouvons pas montrer. Pas par pudeur, mais parce qu’en les montrant, vous finissez par dire le contraire de ce que vous voulez exprimer : que ça n’a pas existé, que c’est de la fiction. C’est une voie sans issue. Et pourtant oui, je montre ce charnier. Parce que quand je l’écris, cette scène me paraît nécessaire. Mon jeune héros, protégé depuis le début du film en vivant caché dans cette maison close, voit soudain le réel et se cogne à cette réalité. Je voulais que le spectateur ait le même ressenti que lui. Mais c’est une chose d’écrire la scène et une autre de la tourner. J’ai longtemps hésité. Ce n’est qu’en échangeant avec des figurants pour lesquels j’avais fait appel à des membres de la communauté juive de Budapest que le déclic a eu lieu. Dès lors, je ne pouvais plus reculer. Même si pendant longtemps, cette scène du charnier n’a pas figuré dans le montage final.
L’écriture de La Chambre de Mariana a-t-elle beaucoup changé au montage ?
Au montage vous repartez à zéro. Quand vous faites un premier bout à bout où vous vous contentez de suivre scrupuleusement le scénario, vous arrivez à quelque chose de vraiment catastrophique. Donc vous recommencez tout et, version après version, sans que je puisse expliquer pourquoi, le résultat finit par ressembler à votre scénario. La plus belle définition du montage vient de Godard – avec qui j’ai eu l’honneur de travailler comme assistant sur Nouvelle Vague – quand il rappelait qu’à cette étape, 1 plus 1 ne faisait pas 2 mais 3. La Chambre de Mariana marque ma troisième collaboration avec la monteuse Anne Weil. Par la qualité immense de son travail, comme pour les deux premières fois, qu’elle mériterait d’être créditée au générique comme scénariste.
LA CHAMBRE DE MARIANA

Réalisation et scénario : Emmanuel Finkiel
Production : Curiosa Films, Metro Communications, Cinéfrance Studios, Proton Cinéma, Sunshine Films Production, Tarantula Belgique
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : WestEnd Films
Sortie le 23 avril 2025
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