Jacques Rozier, en liberté

Jacques Rozier, en liberté

05 juin 2023
Cinéma
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Jacques Rozier
Jacques Rozier Collections Cinémathèque française

Le cinéaste d’Adieu Philippine et Maine Océan est mort le 2 juin 2023 à l’âge de 96 ans. Hommage.


Son nom était synonyme de liberté. Encore que cette notion, même dans son acceptation romantique, ne signifie pas grand-chose, surtout lorsque l’on parle de cinéma où les contraintes sont nombreuses. La liberté chez Rozier, décédé le 2 juin 2023 à l’âge de 96 ans, n’aura cependant pas été un vain mot. Le cinéaste aura toujours fait les choses à sa manière, sans ne jamais rien céder à quiconque. Dans le champ de sa caméra, la versatilité du réel faisait office d’horizon, quitte à ce que l’inspiration dérive au gré des vents. Dans les films de Rozier, il n’est d’ailleurs question que d’aventures à mener. La mer, les océans, même les plus petits cours d’eau occupent une place centrale, promesses d’ailleurs, de territoires inconnus et de navigations houleuses. Rozier, capitaine de voyages (dés) organisés. C’est une échappée corse avant de partir pour la guerre d’Algérie (Adieu Philippine), des vacances au bord de la mer de Parisiennes agitées (Du côté d’Orouët), une épopée touristique d’un Robinson à la recherche d’un éden factice (Les Naufragés de l’île de la Tortue) ou encore un pénible retour à la terre ferme d’un contrôleur de train un peu trop rêveur (Maine Océan). Jean-François Stévenin, son assistant sur le tournage de Du côté d’Orouët, affirmait : « Rozier n’impose rien de rigide ; il impose un voyage. »

L’œuvre de Rozier est un iceberg qui offre en surface seulement cinq longs métrages entre 1962 et 2001, mais cache dans ses profondeurs un foisonnement disparate de courts métrages, projets inachevés ou avortés, documentaires ou encore émissions de télé… Contrairement à ses « copains » de la Nouvelle Vague – Godard, Truffaut, Rohmer, Chabrol ou Rivette – Rozier n’a jamais vraiment accédé à une reconnaissance totale, évoluant hors format, hors cadre, hors bande. Navigateur solitaire. Son amour de la comédie obligeait ses films à une réceptivité immédiate. Au cinéma, le rire ne souffre d’aucun contretemps et le public n’a pas vraiment été synchrone. La liberté a aussi besoin du succès.

Dans une émission réalisée pour la télévision, Vive le cinéma (1972), dans laquelle Jacques Rozier suivait Jeanne Moreau allant à la rencontre de prestigieux « collègues » (Barbet Schroeder, Jerry Lewis, Bulle Ogier, Orson Welles…), la comédienne dit ceci : « C’est évident que ce qui expose le plus, c’est la sincérité, parce qu’elle est toujours scandaleuse. C’est pourquoi, en général, les réalisateurs que j’estime et que j’admire sont ceux qui ont le plus de mal à faire des films… » Il est émouvant en revoyant ces images aujourd’hui d’imaginer que cette saillie ait pu s’adresser directement à celui qui la filmait ce jour-là.    

Entre deux rives

Lors d’un entretien aux Cahiers du cinéma, paru en 2001 dans la monographie Jacques Rozier, le funambule, le cinéaste déplorait : « Tellement de contre-vérités sur mon compte ont été dites, écrites et reproduites de livre en livre, que je ne sais pas par quoi commencer pour organiser ma défense… » Le paragraphe se terminait par un mélancolique : « Peut-être que les hommages ne sont pas mon truc. »

Jacques Rozier pensait donc qu’un combat était à mener pour restaurer une image déformée. Ceci expliquait sûrement à ses yeux son statut d’apatride du cinéma, n’appartenant à aucune école ou alors la buissonnière, celle qui voit, comme dans son magnifique court métrage Rentrée des classes (1956), un cartable d’écolier pris dans le courant d’une rivière à la merci du hasard. Jacques Rozier, artiste toujours entre deux rives, installé sur une embarcation dont il fallait constamment gérer les humeurs. « Cette frénésie résume le paradoxe de toute ma carrière : je passe un temps fou à trouver des financements et lorsque ça arrive, il faut travailler dans une urgence invraisemblable », expliquait-il à propos du tournage heurté de Maine Océan (1985).

Disciple indiscipliné

De guerre lasse, celui dont le dernier long métrage, Fifi Martingale, remonte à 2001, avait fini par se taire, faisant de ce silence une arme contre ceux qui voyaient en lui un dilettante, un esprit imprévisible, malicieux, voire pervers, prenant du plaisir à se saborder lui-même. C’est oublier que contrairement à ce qu’affirmait Truffaut dans La Nuit américaine, il se peut que dans les films, il y ait « des embouteillages », « des temps morts » et que les trains déraillent en plein jour. Le principe de l’incertitude si cher à Jean Renoir, dont Rozier fut un disciple indiscipliné, est une ligne de conduite qui peut affoler mais traduit une vitalité à l’œuvre. Dans un texte consacré au cinéaste, baptisé avec malice Petite Contribution à la légende de Jacques Rozier, le critique et réalisateur Hervé Le Roux évoque la « part d’aléatoire », la « fragilité météorologique » et la « respiration tremblée ».

« Enfant, j’étais fasciné par les appareils. Je voulais devenir celui qui touche la caméra : c’est un objet de pouvoir, qui sert à prendre », explique le cinéaste à Emmanuel Burdeau en 2001. Pourtant le jeune Rozier ne se voit pas forcément du côté des saltimbanques, aussi suit-il des études en pharmacie puis de droit, pour rassurer ses parents. Dans l’émission Cinéma-Cinémas, en 1986, il avoue : « Si je n’avais pas fait du cinéma, j’aurais pu être comptable. Je suis très tatillon et j’adore les chiffres ! », avant de se reprendre quelques minutes plus tard : « … Comptable ou marin-pêcheur ou musicien. »
On tient peut-être là l’esprit Rozier, fait de contradictions que son génie pouvait sinon réconcilier, au moins harmoniser. Dans tous ses films, les liens qui emprisonnent ses personnages s’effilochent peu à peu et permettent un appel d’air. Rozier, stagiaire sur le tournage de French Cancan, s’est toujours souvenu de la leçon apprise en voyant Jean Renoir au travail. Chez l’auteur de Partie de campagne, le sens de l’improvisation n’empêchait pas une très grande rigueur dans l’exécution.

Cinéma & télévision

Jacques Rozier est passé par l’IDHEC, l’ancienne Fémis, avant d’entrer à l’ORTF comme assistant. Une expérience qui se retrouvera dans son premier long métrage, Adieu Philippine. Michel, le héros, est en effet « cableman » à la télévision. Le jeune homme bon pour le service militaire doit bientôt se rendre en Algérie et profite des quelques jours qui le séparent de son départ pour improviser des vacances en Corse. C’est Jean-Luc Godard, alors en pleine gloire grâce au succès d’À bout de souffle, qui a présenté à Jacques Rozier le producteur Georges de Beauregard. Après une genèse houleuse, le film est enfin projeté au Festival de Cannes en 1963. Godard en est le premier défenseur : « Quiconque n’aura pas vu Yveline Céry danser un cha-cha-cha les yeux dans la caméra ne pourra plus se permettre de parler cinéma sur la Croisette. » 

Godard toujours, est le protagoniste d’un diptyque documentaire de Jacques Rozier sur le tournage du Mépris : Paparazzi, exploration du phénomène Bardot à Capri et Le Parti des choses, sur l’entente entre la star et le cinéaste. Rozier tourne des courts donc, mais aussi des films pour la télévision dont un Cinéastes de notre temps consacré à Jean Vigo. Onze ans séparent néanmoins Adieu Philippine de Du côté d’Orouët, son deuxième long métrage qui marque sa rencontre avec sa « muse » Bernard Menez. « Je cherchais une sorte de fonctionnaire un peu maladroit ; en plein dans le cliché, nous appelions ce personnage : le boutonneux, explique Jacques Rozier aux Cahiers du cinéma. Menez n’avait pas de boutons, mais son agent me dit qu’il serait parfait. Il a l’air un peu farfelu, me prévient-il, mais ne vous y fiez pas, c’est un cerveau, un prof. Quand il est arrivé, j’ai été pris d’une sorte de fou rire intérieur. »

Menez devient le Hulot de Rozier, un corps « poéticomique » en butte à tout conformisme. Outre sa réapparition dans Maine Océan (1986), l’acteur a été entendu dans l’émission Vive le cinéma (1972) doublant très approximativement Jerry Lewis ; entre-aperçu en bébé-adulte dans le projet à demi tourné Nono Nénesse (1975) ; vu en cadre sup’ dans le court Marketing Mix (1979)… Suite au succès de Bernard Menez dans la chanson avec son tube Jolie Poupée, Rozier observe le phénomène caméra au poing dans Oh, oh, oh, jolie tournée ! (1984). Bernard Menez devait être de l’aventure du dernier long, Fifi Martingale (2001), film étrangement cloisonné dans les coulisses d’un théâtre, mais l’acteur refuse le cœur gros un rôle qu’il ne juge pas adapté.

Un poisson dans l’eau


Entre Du côté d’Orouët et Maine Océan, il y aura eu Les Naufragés de l’île de la Tortue (1976),avec un Pierre Richard comme un poisson dans l’eau dans cet univers foutraque où le soleil et la mer des Caraïbes tentent de s’accorder, où les rêves touristiques s’écroulent tels des châteaux de sable. Malheureusement, Rozier, qui produit le film, ne peut rien contre une sortie en salles trop confidentielle pour rameuter les foules. Le cinéaste n’aura eu de cesse d’attendre un sursaut du public capable de relancer ses audaces. Les dernières nouvelles de Jacques Rozier n’étaient pas uniquement cinématographiques. Alors que la Cinémathèque française le mettait à l’honneur via une rétrospective de son œuvre en novembre 2021, on apprenait quelques mois plus tôt suite à un post sur les réseaux sociaux qu’il était menacé d’expulsion de son appartement parisien.

Le franc-tireur américain Monte Hellman avait coutume de répéter « qu’un cinéaste continue d’être un cinéaste même quand il ne tourne plus… » Jacques Rozier n’aura jamais cessé de l’être. Un peu à l’image d’un Orson Welles qu’il aura regardé dans le blanc des yeux de sa caméra en 1972, il fait partie de ses cinéastes dont on fantasme les films qu’ils n’ont pas pu faire, au point de les avoir vus. Jacques Rozier ne s’est pas éteint, il a juste pris la fuite.