Vous qui avez si souvent exploré la passion amoureuse dans vos films, qu’est-ce qui vous a donné envie de parler de la dérive des non-sentiments en portant à l’écran Amours de Léonor de Rocondo ?
Jérôme Bonnell : Cette aventure a été un long chemin fait de beaucoup de précautions, d’hésitations et d’interrogations : vais‑je être capable ? Ai‑je la légitimité en tant que cinéaste homme de m’approprier cette histoire ? Mon premier élan a été une empathie folle pour les deux personnages féminins. Mais je sentais que cela ne suffisait pas : en tant qu’homme, je devais d’abord me questionner sur ce que signifiait m’emparer du roman d’une autrice. Pour cela, la rencontre avec Léonor de Rocondo a été essentielle.
Comment décririez-vous ce déclic ?
Léonor m’a accordé sa confiance et cela m’a permis d’avancer. J’ai compris qu’au‑delà de l’empathie, il fallait que j’aille chercher au fond de moi – et, plus largement, au fond des hommes – pour examiner comment la société façonne les rapports hommes‑femmes depuis des siècles. Pour que ce film existe, il devait résonner avec les questions d’aujourd’hui. Ce processus a donc pris du temps : j’ai lu le livre, rencontré Léonor trois ans plus tard, puis j’ai écrit une première version du scénario deux ans après. Entre‑temps, j’ai tourné plusieurs films. Ce projet nécessitait une maturation lente, presque souterraine, avant même l’écriture et la recherche de financements. Et pour répondre encore plus précisément à votre question, mes échanges avec Léonor ont changé ma manière d’aborder le personnage masculin. En cela, le choix de Swann Arlaud n’est pas anodin.
Pour quelle raison ?
Swann dégage naturellement une forme de fragilité qui suscite l’empathie. Je ne voulais surtout pas offrir une vision confortable de la violence. Son personnage, ce notaire bourgeois, se comporte très mal, mais il passe son temps à se donner bonne conscience, à minimiser, à se raconter une autre histoire – parfois même à s’excuser, ce qui, pour moi, constitue une violence supplémentaire. Je voulais que cette bonne conscience résonne avec celle que beaucoup d’hommes se donnent depuis des siècles. Même les hommes « biens ». La société nous a façonnés dans ce rapport à l’image de soi, dans cette nécessité d’être du « bon côté ». Je voulais humaniser ce personnage sans jamais le défendre, et m’adresser aussi aux hommes : dire que nous sommes tous un peu André, même si nous ne voulons pas l’admettre.
D’où l’importance du personnage de la mère de ce notaire qui a une emprise totale sur lui, même depuis sa chambre, alitée, et qui fait partie de ces excuses qu’on peut lui trouver…
Absolument. J’ai adoré retravailler avec Emmanuelle Devos après J’attends quelqu’un, Le Temps de l’aventure et la série Les Hautes Herbes. Même si je lui ai présenté le rôle avec beaucoup de précautions, par peur d’une inélégance à lui proposer quelque chose d’aussi petit sur le papier. Mais, à mes yeux, ce rôle tient une place centrale dans le récit, comme vous le soulignez. Car ce personnage, mutique, devient paradoxalement le plus frontal de la maison. J’aimais que son silence résonne avec celui de la bourgeoisie : un silence hypocrite, pesant. Ce silence nourrit aussi le piège du personnage masculin tout en gardant en tête que sa souffrance réelle ne doit jamais devenir une excuse. Il fallait montrer ses failles, tout en révélant comment la douleur peut être instrumentalisée pour justifier la violence et l’emprise.
La modernité du film que vous évoquiez comme sa raison d’être est évidente à l’écran. Comment l’avez‑vous construite ?
J’ai relu Émile Zola, Guy de Maupassant, Hector Malot, Octave Mirbeau… et un livre qui a particulièrement compté pour moi : Les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Je voulais que le film commence comme un Zola mais s’achève différemment. D’où le basculement narratif dans la dernière ligne droite – que je ne dévoilerai évidemment pas – nourri par cette volonté que le film tende vers la lumière.
En parlant de lumière, comment avez-vous construit l’atmosphère visuelle du film avec votre complice habituel Pascal Lagriffoul pour éviter que le récit soit écrasé par la reconstitution d’époque ?
Nous sommes partis du quotidien : comment vivait‑on en Normandie en 1908 ? Or, dans une grande partie de la France à cette époque-là, on ne pouvait pas traverser une pièce d’une maison la nuit sans transporter sa source de lumière. Cela change tout. Les comédiens s’éclairaient eux‑mêmes, ce qui créait une texture, un réalisme assez fascinant sur le plateau comme à l’image.
Cette maison s’impose d’ailleurs comme un personnage à part entière…
Les grandes demeures bourgeoises sont des théâtres. Leur agencement même semble conçu pour le secret, le mensonge, l’hypocrisie. On posait une caméra n’importe où –j’exagère à peine – et c’était intéressant. Tout était élément de narration.
La Condition a‑t‑il été plus complexe à produire que vos précédents films, notamment à cause des costumes ou des décors ?
Oui, même si finalement, malgré le surcoût que cela a engendré, le budget est comparable à mes films précédents. Nous avons eu l’avance du CNC, l’aide de la Région Normandie, mais il nous a manqué une chaîne de télévision pour atteindre le budget que nous souhaitions.
Avec le recul, l’adaptation vous a paru plus simple ou plus complexe que l’écriture d’un scénario original ?
L’un et l’autre ! (Rires.) Il y a dans tous mes films une volonté de rebattre les cartes du masculin et du féminin, mais jamais je ne m’y étais employé de façon aussi frontale. Le livre de Léonor m’a permis d’aller plus loin. En revanche, l’histoire se déroule sur plusieurs mois, ce qui n’était jamais arrivé dans mes précédents films, d’habitude resserrés sur quelques jours tout au plus. Cette nouvelle temporalité a complexifié les choses pour moi. Entre l’écriture, le tournage et le montage, j’ai constamment eu le sentiment d’explorer un terrain neuf.
La Condition est aussi un film de grande violence. Comment avez‑vous décidé ce qu’il fallait montrer ou non ?
Très vite, j’ai compris qu’on ne peut pas questionner l’emprise masculine sans questionner l’emprise du cinéma lui‑même. Filmer un viol, même pour le dénoncer, c’est créer une image. Et une image peut être dangereuse : l’histoire du cinéma est traversée de scènes où la violence sexuelle est esthétisée, érotisée ou minimisée. Je voulais à tout prix éviter cela. J’ai donc travaillé davantage au son qu’à l’image, instauré une grande préparation pour que les comédiens soient en sécurité. Mais faire des ellipses aurait constitué un contresens : il fallait que le spectateur souffre avec la victime, mais aussi – même si c’est horrible – qu’il s’identifie malgré lui à l’agresseur pour comprendre sa mécanique mentale. Je devais filmer à distance, sans complaisance, pour déplacer le regard.
Vous évoquiez le montage. Qu’est-ce qui a été le plus complexe à vos yeux dans cette dernière ligne droite ?
Beaucoup de choses différentes. Comme l’action se déroule dans un lieu unique, la moindre variation prend des proportions énormes. J’ai réécrit le film au montage, cherché la bonne structure, changé l’ordre des plans… Il fallait aussi trouver le juste équilibre entre les personnages, montrer la bonne conscience du mari, faire sentir l’évolution extrêmement complexe du personnage de sa femme jouée par Louise Chevillotte : enfermée dans sa bourgeoisie, soumise au regard des autres, mais animée d’une volonté sourde de se rebeller. Une rébellion qui implique une troisième personne – la domestique qu’incarne Galatea Bellugi – et qui porte en elle une dimension tragique.
Il fallait aussi, à cette étape, prendre soin de préparer cette dernière ligne droite que vous évoquiez pour qu’elle ne surgisse pas brutalement. Comment vous y êtes-vous employé ?
C’était un immense défi. Quand on travaille sur un film pendant des années, certaines évidences deviennent invisibles. Il a fallu jouer contre soi pour que cette révélation soit à la fois inattendue et parfaitement logique.
LA CONDITION
Réalisation : Jérôme Bonnell
Scénario : Jérôme Bonnell d’après l’œuvre de Léonor de Rocondo
Production et distribution : Diaphana
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 10 décembre 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Aide à la création de musiques originales, Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025), Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial)