Juliet Berto, l’étoile filante

Juliet Berto, l’étoile filante

06 janvier 2022
Cinéma
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Juliet Berto dans Neige (C) Anita Moune Jamet

Alors que Neige fête ses 40 ans avec une ressortie en salles en copie restaurée, portrait de son actrice et réalisatrice libre et rebelle, au parcours percutant, décédée en 1990.


Juliet Berto aura été un ange fugace mais tenace, une fulgurance, un feu qui s’est éteint beaucoup trop tôt et dont l’image, soudain arrêtée, s’est imprimée pour toujours dans les rétines cinéphiles. L’actrice et réalisatrice, muse de Godard et Rivette, a sillonné des décennies rebelles – les années 60 et 70 –, connu l’époque des lendemains qui déchantent et ses retours de bâtons, avant qu’un point final empêche de voir plus loin. Juliet Berto est morte d’un cancer du sein à l’âge de 42 ans, le 10 janvier 1990. Dans Les Cahiers du Cinéma, Serge Toubiana écrit alors : « Elle était le voyage même, une figure d’astre émanant d’un corps minéral... »

Aujourd’hui réapparaît en copies restaurées Neige que Juliet Berto tourna avec son compagnon Jean-Henri Roger en 1980, dans un Paris bleu nuit de sex-shops, bars louches et fêtes foraines. Un Paris cosmopolite entre Barbès-Rochechouart et la place Blanche, les magasins Tati et le Moulin Rouge. Neige, comme « la blanche », que des jeunes gens s’injectent ou revendent sur les trottoirs. Juliet Berto, devant et derrière l’objectif, embrase le film de son incandescence. Tout semble se jouer à l’instinct, ce qui n’empêche pas la grâce et la préméditation. Dans les nombreux écrits et témoignages qu’elle a laissés, on trouve cette confession : « Je suis une fausse actrice... Je suis plus à l’intuition… Il n’y a pas de loi… Il y a bien des méthodes mais ce n’est pas pour moi… » Neige est en cela un portrait craché, du cinéma vif, dynamique qui n’a pas le temps de regarder dans les manuels si l’orthographe est bonne. C’est à prendre ou à laisser.

Dans Neige, qui avait paradé sur les marches rouges du Festival de Cannes en 1981 (prix du Cinéma contemporain) et réalisé plus de 600 000 entrées à sa sortie en salles, il y a du beau monde : Jean-François Stévenin, Patrick Chesnais, Jean-François Balmer, Raymond Bussières, la voix reggae de Bernard Lavilliers et même Eddie Constantine. Juliet Berto aimait « les tribus », les « portes ouvertes », il fallait que les choses puissent circuler librement avec ce que cela suppose de débordements. Berto était une enfant de Godard et Rivette. On y revient toujours.

« La grisaille, c’est l’enfer ! »

Juliet Berto est née à Grenoble dans un milieu ouvrier. Elle fréquente les ciné-clubs et rencontre Jean-Luc Godard en pleine mue artistique et idéologique où les effluves de la Nouvelle Vague se diluent dans le maoïsme et les révoltes à venir. L’auteur d’À bout de souffle voit immédiatement en elle une présence indocile, intranquille et gracile qu’il faut capturer. Ce sera d’abord Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1966, en guise de premier tour de piste avant La Chinoise qui, un an avant les révoltes de Mai 68, préfigure toutes les fissures. La jeune actrice qui aime les tribus est servie. L’heure est aux groupes, aux bandes, aux idéaux à plusieurs... « C’est une insurgée pour laquelle le plus petit compromis tient place d’injure suprême. Juliet Berto est la seule passionaria lucide du cinéma français, une force vive et incorruptible », écrit Noël Simsolo.

« Jouer a été un intermédiaire entre moi et la vie. C’était une manière de vivre, ma forme privée et personnelle de psychanalyse... », entend-on dans le magnifique portrait-documentaire de Jean-Claude Chuzeville et Sophie Plasse, Juliet Berto, où êtes-vous ? (2012). Ou encore : « On ne peut pas vivre dans la grisaille, je ne parle pas de noir et blanc. La grisaille c’est l’enfer, j’ai besoin de couleurs, j’ai besoin de gens, de chaleur, de tendresse, d’affection… j’ai besoin… » À l’image, ses « besoins » restent en suspension. Trois petits points.

Godard toujours (Week-end, Le Gai Savoir...), mais bientôt le Slogan de Pierre Grimblat (1968) qui imprime sur celluloïd le couple star Birkin-Gainsbourg ; Camarades de Marin Karmitz, et surtout le voyage au très long cours (près de 12 heures), Out 1 de Jacques Rivette en 1970. Rivette, cinéaste des corps en perpétuel mouvement, des espaces toujours fluctuants où la notion de durée ne signifie pas grand-chose, emballe forcément Juliet Berto. Un film se doit d’être un sortilège, se jouer sur un coup de dés. Ce sera l’apothéose avec Céline et Julie vont en bateau (Rivette, 1973), film au féminin où il n’est question que de magie dans un Paris estival et dépeuplé où, derrière les portes, tout fait train fantôme. Un film libre comme l’air. Rivette encore avec Duelle (1975) et la complice Bulle Ogier.

« Un petit coup d’étoile... »

Dans le film Juliet Berto, où êtes-vous ?, Jean-François Stévenin témoigne de son immense gratitude pour celle qui a vu en lui un « Marlon Brando » et précipité sa venue dans le cadre. Ces deux-là, se sont reconnus tout de suite : « On vient de province, sans école… On n’est pas Conservatoire, ni acteur. Il y a juste eu un petit coup d’étoile et nous l’avons chopé au bon moment… » Dans Neige, Stévenin est l’amant indocile et fuyant mais qui sera là quand les choses tourneront mal dans les toilettes en sous-sol d’un café de Pigalle.

Juliet Berto n’a jamais pris le cinéma par sa face populaire (à noter tout de même deux films de Claude Berri : Sex-shop et Le Mâle du siècle), pour avancer dans la marge, consciente de n’appartenir qu’aux artistes-nomades. Sa lumière est tellement forte que son aura se diffuse en dehors des cadres, sur les planches bien sûr, mais aussi en chansons. Yves Simon lui dédie d’ailleurs l’un de ses albums : Au pays des merveilles de Juliet en 1973. La chanson titre dit : « Vous marchiez Juliet au bord de l’eau, vos quatre ailes rouges sur le dos. Vous chantiez Alice de Lewis Caroll, sur une bande magnétique un peu folle. Sur les vieux écrans de 68, vous étiez Chinoise mangeuses de frites, Ferdinand Godard vous avait alpaguée de l’autre côté du miroir d’un café... »

Dans la filmographie de Juliet Berto, on croise aussi Nadine Trintignant (Défense de savoir), Glauber Rocha (Claro), Alain Tanner (Le Milieu du monde), Losey et Delon (Monsieur Klein), Robert Kramer (Guns), Jacques Doillon (La Vie de famille)... Dans le Cinématon de Gérard Courant, elle porte le matricule 441. Et il y a ses films de réalisatrice : Neige donc mais aussi Cap Canaille (1982) coréalisé une fois de plus avec Jean-Henri Roger et Havre (1986), en solo.

Serge Toubiana dans son portrait hommage, écrivait encore : « Cette femme, belle avec sa moue, sa bouche enfantine, sa voix rauque et ses tonalités “blues”, était un trait d’union entre l’univers romantique des vieilles chansons de Damia ou Piaf, et les musiques africaines, brésiliennes ou antillaises d’aujourd’hui qu’elle avait dans la peau. » Avant de partir, Juliet Berto avait justement signé un documentaire sur la chanteuse réaliste, Damia (Damia : concert en velours noir, 1989) et préparait son quatrième long-métrage. « J’ai encore envie de filmer… a-t-elle inscrit quelque part. Pour qui, pour rire, pour de rire… Ce ne sera pas demain… Au moins une fois, avant de saluer… Et puis, ne plus filmer, jamais… »

 

Neige

De Juliet Berto et Jean-Henri Roger
Scénario : Juliet Berto, Jean-Henri Roger et Marc Villard
Photographie : William Lubtchansky
Musique : François Bréant, Bernard Lavilliers
Produit par : Babylone Films, Odessa Films

Soutenu par le CNC au titre de l'aide sélective à la distribution - (films de répertoire)