Kaouther Ben Hania : « L’une des forces du cinéma est de rappeler la puissance réelle par le biais de la fiction »

Kaouther Ben Hania : « L’une des forces du cinéma est de rappeler la puissance réelle par le biais de la fiction »

27 novembre 2025
Cinéma
« La Voix de Hind Rajab »
« La Voix de Hind Rajab » réalisé par Kaouther Ben Hania Jour2Fête

Dans La Voix de Hind Rajab coproduit par Tanit Films, la cinéaste tunisienne reconstitue les échanges entre une fillette palestinienne piégée dans une voiture, au milieu des tirs à Gaza, et les secours du Croissant rouge. Un travail réalisé à partir d’une authentique archive sonore et récompensé du Lion d’argent – Grand Prix du jury à la Mostra de Venise 2025. Entretien. 


Après Les Filles d’Olfa (2023), La Voix de Hind Rajab questionne à nouveau la façon dont les outils de la fiction peuvent soutenir une parole rattachée au réel. La continuité du geste était-elle préméditée ? 

Kaouther Ben Hania : Pas du tout. Lorsque l’enregistrement de la voix de Hind Rajab a commencé à circuler sur internet en janvier 2024, j’étais en pleine préparation d’un autre film, une saga familiale tunisienne. Dans le même temps se déroulait la campagne des Oscars pour Les Filles d’Olfa. La détresse de cette fillette était comme un rappel à l’ordre. Une urgence m’a alors envahie. Il fallait que je fasse quelque chose.

Le visage de Hind Rajab manque, puisque l’archive n’est que sonore. Pour qu’il y ait un film, il fallait donc des corps, une incarnation, afin de faire vivre cette histoire…  

Le cinéma peut, en effet, redonner un corps, une humanité aux victimes. Filmer les visages des secouristes du Croissant-Rouge palestinien (l’équivalent de La Croix-Rouge française), c’est refuser l’anonymat. Ces secouristes passent leur temps à documenter, photographier, nommer pour que, justement, les victimes ne soient pas réduites à des chiffres. Rendre visibles ces vies qu’on efface était le moteur du film. Au moment où j’ai pris la décision de faire le film, j’étais encore envahie de colère, de rage face à l’impuissance de la situation. La voix de la fillette apeurée au téléphone ne sortait plus de ma tête, comme si elle me demandait de l’aide et que je pouvais encore la sauver. C’est cette émotion terrible qui a guidé mon travail. Elle était si forte qu’elle est devenue l’ADN du film. À chaque choix artistique ou éthique, je revenais à cette émotion première. Elle m’a servi de boussole… Chaque film a sa spécificité. Si avec Les Filles d’Olfa nous étions dans la rétrospection, ici nous sommes dans l’immédiateté. Et le seul moyen de revenir à ces instants précis, c’était la reconstitution…

Je ne parlerais pas ici de fiction mais de mise en scène du réel […] Un documentaire n’aurait pas pu restituer cette intensité, cette urgence.

La fiction est venue au secours du réel en quelque sorte ?

Je ne parlerais pas ici de fiction mais de mise en scène du réel. Même si j’ai travaillé avec des acteurs professionnels pour montrer les mécanismes de l’impuissance auxquels les humanitaires du Croissant-Rouge palestinien (l’équivalent de La Croix-Rouge française) ont fait face. Un documentaire n’aurait pas pu restituer cette intensité, cette urgence. Quand j’ai recoupé les enregistrements et les témoignages du Croissant-Rouge, j’ai été frappée par la structure des événements : tout s’est, en effet, déroulé comme dans un thriller. Je voulais interpeller les spectateurs pour la plupart formatés à ces codes du cinéma à suspense. L’une des forces du cinéma est de rappeler la puissance réelle par le biais de la fiction. Mais rien n’a été réécrit ou rajouté pour les besoins du film. Il était évidemment essentiel de ne jamais trahir la vérité.

Le visage de Hind Rajab manque, puisque l’archive n’est que sonore. Pourquoi avoir choisi de lui donner un décor ?

Mon souhait en tant que cinéaste était d’élargir le regard, de montrer comment cette tragédie individuelle s’inscrit dans un système plus vaste, celui d’une occupation, d’un enchaînement kafkaïen de décisions absurdes. C’est ce système qui a détruit cette petite fille. On ne peut donc pas réduire ce drame à une simple voix sans évoquer les mécanismes qui ont conduit à sa mort. Je ne cherche pas à esthétiser la douleur mais à la rendre intelligible.

 

Vous êtes-vous imposé des contraintes esthétiques ?

En documentaire, le son est le plus souvent nettoyé pour être plus intelligible. On a donc tendance à gommer les bruits parasites. Je voulais que la voix de la fillette reste brute, telle qu’elle a été enregistrée, avec toutes ses interférences. Il était hors de question de la « rendre belle ». Pour ce qui est de la direction d’acteurs, je ne voulais pas de performance. Si les comédiens connaissaient leur texte au préalable, une fois sur le plateau, ils devaient réagir en direct à la voix. Il n’y avait pas de deuxième prise possible.

Rien n’a été réécrit ou rajouté pour les besoins du film. Il était évidemment essentiel de ne jamais trahir la vérité.

Les vrais secouristes du Croissant-Rouge palestinien étaient-ils les garde-fous du tournage ?

Prenez les séquences où l’on voit l’humanitaire dessiner sur la vitre, faire des schémas. Cela ne s’est pas réellement passé ainsi. En revanche, quand il me racontait ses souvenirs, il lui arrivait de prendre un stylo et de dessiner pour mieux se faire comprendre. J’ai intégré cette idée. Ce n’est donc plus la vérité brute que je mets en scène mais celle du souvenir. Elle est tout aussi forte et juste.

Comment avez-vous pensé le montage du film ?

Il n’y a pas eu de difficulté, mais une responsabilité. Certains disent que monter, c’est falsifier. Pour moi, c’est faire des choix. Si on veut montrer « le réel » pur, il faudrait installer des caméras 24 h/24. Personne ne regarderait ça. Mes choix de montage ont été guidés par une seule chose : l’émotion première que j’ai ressentie en entendant la voix de Hind Rajab. Être fidèle à cette émotion, donc à cette indignation et cette douleur, c’est ma façon d’être fidèle au réel.
 

La Voix de Hind Rajab

Affiche de « La Voix de Hind Rajab »
La Voix de Hind Rajab Jour2Fête

Écriture et réalisation : Kaouther Ben Hania
Production française : Tanit Films 
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie le 26 novembre 2025