Le renouveau des cinématographies d’Afrique

Le renouveau des cinématographies d’Afrique

16 novembre 2023
Cinéma
Augure, de Baloji ; Copyright Wrong Men North-New Amsterdam-Tosala Films-Special Touch Studios-RTBF
Augure, de Baloji Wrong Men North-New Amsterdam-Tosala Films-Special Touch Studios-RTBF

L’année 2023 aura été marquée par une montée en puissance des cinématographies d’Afrique. Alors que 12 longs métrages africains étaient en sélection à Cannes en mai dernier – un record –, trois films de cinéastes africains, tous distingués dans de prestigieux festivals, sortent dans les salles françaises ce mois de novembre. Catherine Ruelle, journaliste et critique de cinéma, spécialiste du cinéma africain et ancienne membre de la commission des aides aux cinémas du monde, nous explique ce nouvel essor.


 Ce mois-ci, trois films africains, coproduits par la France, sortent sur nos écrans : Goodbye Julia, du Soudanais Mohamed Kordofani (Dolce Vita films), Prix de la liberté dans la section Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes ; Augure du Belgo-Congolais Baloji (Special Touch Studios), Valois de la mise en scène au Festival d’Angoulême ; et le documentaire Nous, étudiants ! de Rafiki Fariala (cinéaste congolais résidant en République centrafricaine), qui a remporté l’Étalon d'argent du film documentaire lors du Fespaco 2023.

« Ce qui est intéressant, à travers la sortie de ces trois films, c’est d’observer les nombreux points communs qui les lient », raconte la journaliste Catherine Ruelle. Spécialiste du cinéma africain, elle poursuit : « Ces trois films ont été réalisés dans des pays qui sortent tout juste de guerre – le Congo, la République centrafricaine et le Soudan. On découvre aujourd’hui des nouvelles générations de cinéastes qui ont grandi dans ces pays qui ont subi la guerre de plein fouet – des guerres longues, qui ont duré 20 à 30 ans –, et qui en sortent avec un désir de créativité extraordinaire. Malgré les guerres et malgré les conflits, le cinéma permet des choses étonnantes. On l’a vu à Cannes avec la sélection cette année de 12 films africains : une situation inédite ! »

Des jeunes cinéastes d’Afrique audacieux

En effet, c’est la première fois dans l’histoire du festival cannois que le continent africain a été autant représenté. « Au-delà de la vitalité de ces cinémas, cette sélection témoigne également de l’ambition et de la jeunesse des cinéastes d’Afrique. Prenez Les Filles d’Olfa de la Tunisienne Kaouther Ben Hania et La Mère de tous les mensonges de la Marocaine Asmae El Moudir, qui se sont partagées L’Œil d’Or, ou encore Banel et Adama de la Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy… On assiste à l’émergence d’une nouvelle génération de réalisatrices avec une audace cinématographique surprenante. Leurs films provoquent un étonnement esthétique et convoquent un nouveau langage qui est très clairement apparu au festival cette année. Chacune utilise un dispositif cinématographique qui lui est propre, et témoigne d’une folle inventivité ! », analyse Catherine Ruelle.

Une énergie créative et des cinéastes visionnaires qui se distinguent sur la scène internationale. C’est également le cas de Goodbye Julia, sélectionné pour représenter le Soudan aux Oscars dans la catégorie du meilleur film international à l’instar d’Augure pour la Belgique (le Congo ne disposant pas de centre de cinématographie, il ne peut concourir à l’Oscar). Quant à Nous, Etudiants !, il a été présenté en première mondiale à la Berlinale 2022.  Fable politique et sociale, conte fantasmagorique, documentaire raconté à la 1e personne… chacun de ces trois films dépeint la réalité de son pays à travers une esthétique léchée.

Documenter l’histoire

Dans son premier long métrage Goodbye Julia, Mohamed Kordofani revient sur le passé douloureux du Soudan, divisé par une longue guerre opposant le Nord et le Sud. Un film qui questionne le racisme tacitement ancré dans ce pays en pleine mutation. « Ce film est passionnant à bien des égards », révèle Catherine Ruelle. « Nous sommes à la veille de la division du Soudan. Une jeune femme nord soudanaise cherche à se racheter d’avoir causé accidentellement la mort d'un homme sud soudanais en engageant sa veuve comme domestique. C’est une histoire touchante, bâtie autour du mensonge, de la ségrégation et du racisme, qui voit naitre une amitié solide. D’un point de vue esthétique, tout est tiré au cordeau : des plans efficaces, une belle lumière, de beaux décors… Mais la façon dont sont dessinés les personnages ajoute un supplément d’âme. Et surtout, le film raconte la situation du Soudan sans que le spectateur ait besoin d’en avoir les clés. Le film débute par l’assassinat du leader indépendantiste, puis il y a le référendum et la partition du Nord et du Sud… Tout est dit. Kordofani ne se contente pas d’exposer la situation géopolitique de son pays : il s’intéresse aux relations humaines entre des personnes de différentes cultures et questionne le racisme. Comment se construire malgré tout ce qui a pu nous être martelé dans la tête ? Comment aller vers la réconciliation d’un pays ? Cette façon de documenter l'histoire sous un angle sociétal confère au récit un caractère universel. »

Goodbye Julia, de Mohamed Kordofani STATION FILMS

Réalisme magique

Augure, premier long métrage de Baloji, met en scène quatre personnages au destin dramatique, touchés par la malédiction. Seules l’entraide et la réconciliation leur permettront de s’affranchir du poids des croyances et de leur assignation. L’artiste belgo-congolais évoque lui aussi la situation de son pays d’origine – le Congo – en brossant le portrait d’une Afrique fantasmagorique. « Cette jeune génération de cinéastes africains va plus loin que les cinéastes traditionnels. Ils prennent des risques en parlant de la situation de leur pays et assument leurs choix. Par exemple, Baloji, qui est donc d’origine congolaise, confie l’un des rôle principaux à Eliane Umuhire, une actrice rwandaise. Une décision loin d’être anodine quand on connait l’histoire récente du Congo, qui était en guerre avec les pays alentours dont le Rwanda. » commente la journaliste.
À son tour, le réalisateur examine la réalité de son pays à travers un récit moderne empreint de réalisme magique. « Baloji, qui est d’abord musicien et qui est venu au cinéma par le biais de la réalisation de vidéos clips, prend à bras le corps une esthétique complètement différente de ce qu’on connaît. Il plonge dans la culture congolaise en utilisant des éléments de décor et de costume qui viennent aussi des carnavals. Il connaît à fond chacune de ses deux cultures et les fait se rencontrer avec une audace esthétique affranchie de toute barrière. Cela donne des images puissantes, qui relèvent de visions, littéralement ! Ces images font ressortir tout le passé du Congo. Dans une scène, il filme une bande de travailleurs dans des mines avec des grands terrils – l’un des éléments de décor du film. Ces travailleurs sont affublés de tenues léopard, à l’image du dictateur Mobutu Sese Seko. Il parle également de l’exil des jeunes qui veulent quitter la misère de leur pays pour aller vers des pays plus riches à travers des images éblouissantes et une musique utilisée de façon particulièrement sophistiquée. L’esthétique employée n’est jamais gratuite et sert toujours le récit. C’est une façon baroque de raconter la vie, portée par une énergie indomptable… l’indomptable feu du cinéma ! »

Augure, de Baloji SACKITEY TESA MATE-KODJO

Cinéma direct

Autre cinéaste d’origine congolaise, Rafiki Fariala – qui a d’abord été chanteur avant de passer à la réalisation – a choisi  le documentaire pour esquisser la situation actuelle de la République centrafricaine, où il vit. Dans Nous, étudiants !, il se met en scène ainsi que trois de ses amis pour raconter leur vie précaire, la chambre du campus partagée à quatre, les difficultés d’étudier à l’université de Bangui, surpeuplée, leurs luttes quotidiennes, leurs rêves aussi. « Le documentaire, c’est la forme cinématographique la plus personnelle : c’est avant tout sa propre personne de cinéaste qui est en cause. », explique Catherine Ruelle. « Ce qui est différent dans ce film, c’est que cet engagement se sait et se voit. Fariala parle, filme, témoigne et chante à la 1e personne. Il montre ce que signifie d’être étudiant en République centrafricaine, un pays où les professeurs se permettent un droit de cuissage, où les jeunes issus de milieux bourgeois partent étudier en Europe ou aux Etats-Unis, et expose ainsi le fléau de la corruption des élites – car si ces jeunes peuvent partir à l’étranger, on se doute que ce n’est pas avec l’argent de leurs parents. Ce film est à la fois politique et éminemment sympathique. Le spectateur est en totale empathie avec le cinéaste. C’est du cinéma direct, c’est-à-dire directement en prise avec le réel et les personnages filmés. Un enseignement issu des Ateliers Varan (des ateliers créés au Mozambique par Jean Rouch en 1978 dont la vocation est de former de futurs cinéastes locaux dans le monde entier pour qu’ils puissent filmer leur propre réalité – ndlr), formation que le cinéaste a suivie ».

Nous, étudiants ! de Rafki Fariala Makongo Films

Une créativité exaltée

Goodbye Julia, Augure, Nous, étudiants ! Trois exemples de films politiques qui traduisent la créativité exaltée de leurs réalisateurs. « Ces dernières années, on assiste à l’émergence de toute une jeune génération d’artistes avec une conception du cinéma complètement différente de ce que l’on peut voir habituellement. Il faut rappeler qu’ils parviennent à réaliser des films sans argent. Ces films n’auraient malheureusement pas pu exister sans le soutien des institutions européennes », souligne Catherine Ruelle. « Par ailleurs, les mentalités ont changé. Nous ne sommes plus dans un rapport néocolonialiste envers les cinémas d’Afrique. Les producteurs qui financent ces projets aujourd’hui le font parce qu’ils sont convaincus par les films à produire. De même, les cinéastes africains choisissent beaucoup plus méticuleusement leur producteur. Ils sont très attentifs à la façon dont leur point de vue et leurs choix esthétiques sont respectés. Ce sont des trentenaires qui pensent à l’avenir de leur pays et ont envie d’explorer le domaine artistique, de partager leurs réflexions et d’alerter le public, ce qui est plus efficace avec le cinéma, un art plus populaire que la littérature par exemple. »

L’aide nécessaire des institutions

D’où l’aide essentielle des institutions telles que Les Ateliers de l’Atlas et  Les Journées cinématographiques de Carthage, des fonds comme l’aide aux cinémas du monde (ACM) , le Fonds pour la jeune création francophone (dispositif multilatéral piloté par le CNC),  le Red Sea Fund. Citons encore le programme de soutien à la coproduction audiovisuelle de l'organisation des États ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) et de la Commission européenne, qui inclut le dispositif DEENTAL-ACP porté par le CNC, et qui permet d'accorder des bonus financiers aux projets en provenance des pays ACP bénéficiaires de l’ACM et/ou du Fonds pour la jeune création francophone.
Ancienne membre de la commission ACM, Catherine Ruelle raconte : « Ce qui nous rassemble dans ces commissions, c’est l’attention que l’on porte à la création francophone, et donc aux créateurs du continent africain. On sait leur nécessité de créer : c’est ce qui leur permet de témoigner de façon active de leur réalité, de se faire entendre par leurs contemporains. De plus, réaliser un film revêt une implication particulière pour les cinéastes d’Afrique. On ne peut ignorer ce qu’il leur faut combattre comme pesanteur pour trouver de l’agent, la pression subie pendant 5 ans, 6 ans, voire plus pour voir leur projet se concrétiser. On comprend alors pourquoi il n’y a qu’une trentaine de films par an produits en Afrique. Et tous ces films, une fois encore, font preuve d’une vitalité et d’une originalité exceptionnelles ! Peut-être faut-il y voir l’héritage de la culture orale à travers la tradition des conteurs qui a fortement marqué ces pays. Certes, les conteurs n’avaient pas la technique de l’image, mais ils les transmettaient à travers les mots. Les cultures africaines sont très ancrées sur les contes, la philosophie, la morale, l’apprentissage de la vie et des valeurs à transmettre. Voilà pourquoi les films d’Afrique font sens : ils partagent une éthique de vie qui parle à chacun ».

Goodbye Julia

Écrit et réalisé par Mohamed Kordofani
Avec : Eiman Yousif, Siran Riak, Nazar Gomaa, Ger Duany, Stephanos James Peter
Production étrangère : Station Films
Coproduction : Dolce Vita Films
Distribution France : ARP Sélection
En salles : 8 novembre 2023
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde, Aide sélective à la distribution

Augure

Écrit et réalisé par Baloji
Avec : Marc Zinga, Lucie Debay, Eliane Umuhire, Yves-Marina Gnahoua, Marcel Otete Kabeya
Productions étrangères : Wrong Men, New Amsterdam Film Company, Tosala FilmsRadicalMedia, Serendipity Films, Big World Cinema, RTBF - Radio Télévision Belge de la Communauté Française
Coproduction : Special Touch Studios
Distribution France : Pan Distribution
En salles : 29 novembre 2023
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde

Nous, étudiants !

Écrit et réalisé par Rafiki Fariala *
Productions étrangères : Makongo Films, Kiripifilms
Coproduction : Unité Films
Distribution France : Jour 2 Fête
En salles : 15 novembre 2023
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde, Deental,
* Pour l’écriture de son prochain film  Rafiki Fariala a bénéficié en 2023 d’une résidence de six mois à la Cité internationale des Arts, dans le cadre du programme Caméra libre, mis en place par le CNC en partenariat avec la Cité et l’association l’Usage du Monde au 21ème siècle, qui permet d’accueillir à Paris des cinéastes étrangers en situation difficile