Lotte Eisner, 1ère conservatrice en chef de la Cinémathèque française

Lotte Eisner, 1ère conservatrice en chef de la Cinémathèque française

07 mars 2024
Cinéma
Lotte Eisner
Lotte Eisner DR – collections de la Cinémathèque française

Historienne du 7e art, autrice d’ouvrages majeurs sur l’expressionisme allemand, collectionneuse de génie, Lotte Eisner a contribué, aux côtés d’Henri Langlois, à l’essor de la Cinémathèque. Parcourant le monde entier, elle permit d’enrichir considérablement le fonds de documents et objets ayant trait à l'histoire du cinéma. Portrait.


C’est l’histoire d’une personnalité exceptionnelle qui a marqué de son empreinte l’histoire du cinéma. Lotte Henriette Regina Eisner naît le 5 mars 1896 à Berlin dans une famille juive aisée. Docteur en art et archéologie (sa thèse porte sur la composition des images sur les vases grecs), elle est polyglotte, connaît le latin et le grec, parle l’allemand, l’anglais, le français, l’italien, l’espagnol. Après un long séjour à Rome où elle effectue des fouilles archéologiques, Lotte Eisner revient à Berlin et rencontre Willy Haas, scénariste de Murnau et éditeur de la revue Literarische Welt, dans laquelle elle publie ses premiers articles. La jeune femme s’imprègne de la vie culturelle intense dans l’Allemagne des années 1920, se passionne pour les nouvelles formes au théâtre (Marx Reinhardt, Bertolt Brecht…), avant de s’intéresser au cinéma : « Pour moi le cinéma appartenait au domaine du cirque et de la variété. […] Ce fut seulement quand je pus voir travailler des metteurs en scène et des opérateurs dans les studios que je compris la construction artistique et architectonique d’un film », écrit-elle dans ses Mémoires (J’avais jadis une belle patrie).

Fascinée par l’ambiance et les décors des studios, elle se rend sur les plateaux de tournage. Elle se lie alors d’amitié avec le jeune Fritz Lang qui réalise Metropolis – le film essuie un échec critique et commercial à sa sortie avant d’être reconnu des décennies plus tard comme chef-d’œuvre cinématographique. Nous sommes en 1927 et Lotte Eisner écrit désormais pour le Film-Kurier, quotidien très réputé, devenant ainsi la première femme à exercer le métier de critique de cinéma en Allemagne.

Une rencontre décisive nommée Henri Langlois

Obligée de fuir le nazisme en 1933, Lotte Eisner se réfugie à Paris. En lisant La Cinématographie française, elle apprend que deux jeunes gens, conscients de l’urgence de sauvegarder tout l’univers de création qui accompagne la naissance et l’avancée du cinéma, essayent de sauver les films muets menacés de destruction. Elle rencontre ainsi Henri Langlois et Georges Franju, et participe à leurs côtés à l’aventure de la Cinémathèque française, association fondée en 1936 par Franju et Langlois mais aussi par Paul-Auguste Harlé et Jean Mitry.

Devenue une habituée du Cercle du cinéma, ciné-club fondé un an plus tôt par Langlois et Franju, Lotte Eisner voit figurer au programme les grands classiques du muet allemand : Die Nibelungen de Fritz Lang, Loulou de Georg Wilhelm Pabst, Le Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene… Et lorsque Langlois et Franju créent en 1937 la revue Cinématographe, c’est tout naturellement qu’elle y collabore, de la même façon qu’elle commence à travailler activement pour la Cinémathèque. Elle aide Langlois à mettre de l’ordre dans les premières collections : « Je n’avais pas beaucoup de temps, mais lorsque c’était possible, j’aidais Langlois à classer ; il y avait des valises énormes qui contenaient déjà des programmes, des photos, des vieux scripts, toute sortes de choses sur le cinéma, même quelques esquisses ; il collectionnait tout et il me disait déjà, à cette époque, qu’il voulait faire un musée. », racontera-t-elle plus tard dans un entretien donné à Lucien Patry pour la revue Films et documents.

Louise Escoffier  

Mais la guerre éclate. Lotte Eisner est arrêtée et transférée au Vel’ d’Hiv’, puis au camp de rétention de Gurs, dans les Pyrénées. Elle parvient à s’en échapper en 1941. Avec l'aide de son ami Langlois, elle se cache au château de Béduer à Figeac, dans le Lot, sous la fausse identité de Louise Escoffier. Langlois ayant réussi à dissimuler de nombreuses bobines de films précieux à Figeac, Lotte Eisner réalise alors un important travail d’inventaire.

Arrêtée par la Gestapo en mars 1944, elle est sauvée par un faux certificat de travail que Langlois lui avait obtenu. « Pendant les années de guerre, écrira-t-elle dans ses mémoires, Henri a été mon plus fidèle ami. Il s’est mis lui-même en danger pour m’aider, quand il m’a procuré cette fausse autorisation de travail ; car cachet et en-tête étaient authentiques, mais il les avait volés au ministère de Vichy. Partout où je me réfugiais, il me maintenait en contact avec le monde extérieur. J’apprenais par lui comment son travail prospérait, et ce qui se passait à Paris. Quand j’étais à Figeac, il venait tous les trois mois. Ce n’était pas un jeu d’enfants au milieu de la guerre. »

Conservatrice en chef de la Cinémathèque française

De retour à Paris à la Libération, elle devient en 1945, conservatrice en chef de la Cinémathèque française, fonction qu'elle occupe jusqu'à sa retraite en 1975. Elle est notamment chargée par Henri Langlois, dont elle est désormais l’une des plus fidèles collaboratrices, de traiter tout ce qui concerne le cinéma muet allemand, contribuant ainsi au gré de ses pérégrinations à travers le monde à enrichir considérablement le fonds de documents et objets ayant trait à l'histoire du cinéma.

En 1947, après une série de voyages en Europe, Lotte Eisner dresse un premier bilan de son travail : « La Bibliothèque de la Cinémathèque française ayant perdu presque tous ses livres sur le cinéma pendant l’Occupation – il ne restait que trois petites caisses en tout –, je me suis efforcée de retrouver les livres perdus en fouillant chez les bouquinistes des quais, chez les libraires, éditeurs, au marché aux puces et chez les antiquaires, en rendant visite à des collectionneurs […] et ainsi de créer une bibliothèque modèle pour toutes les œuvres qui concernent le pré-cinéma, le cinéma, la photographie, l’optique. […] De mes voyages à Vienne, Bruxelles, Londres, j’ai pu rapporter beaucoup de livres épuisés qui semblaient introuvables. », rédige-t-elle dans un tapuscrit intitulé « Supervision de la Bibliothèque de la Cinémathèque, enrichissements et recherches ».

En vue de créer un musée de cinéma, elle chine en France comme à l’étranger à la recherche d’objets optiques, d’appareils « intéressant le pré-cinéma et le cinéma » tels que des objets de prestidigitation de Georges Méliès ou encore des maquettes de films allemands, éléments de grande valeur puisque c’était grâce à leurs décors que les films allemands étaient à cette époque célèbres dans le monde entier. Elle s’intéresse d’ailleurs tout particulièrement au décor de cinéma et acquiert des pièces des décorateurs Max Douy, Andreï Andreïev, Otto Hunte, Robert Herlth, Walter Rohrig, Hermann Warm...

L’Écran démoniaque

En parallèle à ses activités au sein de la Cinémathèque française, Lotte Eisner continue de prêter sa plume à des revues de cinéma, en France comme en Allemagne : La Revue du cinéma, Les Cahiers du Cinéma, Filmkritik, Filmfaust, Cinéma 72...

Elle publie surtout, en 1952, L'Écran démoniaque, considéré aujourd’hui encore comme un ouvrage majeur consacré au cinéma expressionniste allemand. Lotte Eisner y adopte un point de vue d'historienne de l'art pour étudier les films dans leurs rapports avec l'architecture, la peinture, le théâtre, établissant ainsi des passerelles entre les arts et révélant les différentes influences qui ont façonné le cinéma allemand. Elle met en évidence la littérature expressionniste et ses écrits théoriques ainsi que la mise en scène théâtrale à travers le travail de l’Autrichien Max Reinhardt, qui a joué notamment un rôle important sur de nombreux films de l'époque expressionniste.

L’historienne y analyse également les films majeurs de l'expressionnisme et se penche non seulement sur le travail des réalisateurs, mais aussi celui des scénaristes, scénographes, cadreurs, acteurs et producteurs. Bien plus qu’un manuel sur l'expressionnisme, L’Écran démoniaque propose une histoire générale du cinéma allemand, dans lequel l'expressionnisme est explicitement présenté comme point de référence et âge d'or. L'ouvrage est richement illustré, avec des instantanés de films, mais aussi des photographies prises sur les plateaux de tournage.

Plusieurs fois réédité, L’Ecran démoniaque reste un grand classique de l’historiographie du cinéma, aux côtés des deux monographies que Lotte Eisner consacrera à Friedrich Murnau en 1964 (F.W. Murnau, dans laquelle elle livre une véritable enquête policière rendant compte de la filmographie et des tournages du cinéaste) et Fritz Lang en 1984.

« La Cinémathèque du monde »

Si Lotte Eisner a réussi à réunir une documentation unique sur le cinéma allemand dès 1953, Henri Langlois, qui avait en tête de constituer une « cinémathèque du monde entier », encourage la conservatrice en chef à poursuivre ses recherches. Lotte Eisner est envoyée à Londres et obtient des dépôts du décorateur d’origine allemande Alfred Junge, qui travaille en Grande-Bretagne depuis 1929 (notamment avec Alfred Hitchcock). En 1954, la Cinémathèque possède plus de 1400 maquettes originales, un fonds déjà unique en Europe et constamment enrichi par Lotte Eisner, parfois grâce à ses propres deniers.

En 1955 – trois ans après avoir pris la nationalité française -, elle retourne pour la première fois en Allemagne dans le but d’acquérir de nouveaux documents. Dans un rapport envoyé à Langlois, elle fait état de son travail de collecte d’archives, mais aussi d’informations historiques. La même année, l’exposition de la Cinémathèque « 60 ans de cinéma » au musée d’Art moderne remporte un franc succès. Beaucoup de dessins allemands y sont exposés. L’exposition voyage à Londres en 1956, puis en 1957 à Berlin-Est, à l’Arsenal, dans un bâtiment baroque de 2 300 m², et l’année suivante à Munich. Lotte Eisner supervise chaque fois l’installation.

Le musée du Cinéma

Mais les acquisitions cessent brusquement à partir de « l’affaire Langlois » en 1968, lorsque André Malraux, ministre des Affaires culturelles, retire sa confiance au fondateur de la Cinémathèque.

Une nouvelle campagne d’enrichissements est cependant lancée dès le printemps 1970, sans grand moyen, Langlois souhaitant bâtir « Le musée du cinéma » au sein du palais de Chaillot. Lotte Eisner se remet à parcourir le monde, à frapper à toutes les portes, afin d’acquérir de nouveaux trésors. Cette fois, la mission se corse puisque ces acquisitions doivent être des dons, les fonds de la Cinémathèque venant à manquer. Travail d’autant plus difficile qu’à cette époque, de nouvelles cinémathèques en mesure de surenchérir et de faire monter les prix ont vu le jour.

Lotte Eisner reprend contact avec les grands décorateurs survivants du cinéma muet allemand et leur passe des commandes très précises. À Berlin, Walter Schulze-Mittendorff, à qui la Cinémathèque avait déjà demandé en août 1964 d’étudier la possibilité de reconstituer le robot de Metropolis, reçoit cette fois, de Lotte Eisner, une commande ferme pour le fabriquer. La Cinémathèque possède depuis lors l’un des emblèmes les plus mythiques de l’histoire du septième art. Commande est également passée en 1970à Hermann Warm pour une nouvelle reconstitution du décor du Cabinet du Dr Caligari. Grâce à l’influence de Lotte Eisner, l’architecte accepte de créer une réduction de la place du marché.

Le musée du Cinéma est inauguré le 14 juin 1972 et le succès ne se fait pas attendre. Mais lors de son discours d’inauguration, Henri Langlois omet de citer le travail de Lotte Eisner, qui a pourtant contribué à constituer un fonds unique au monde, reconnu pour sa qualité et sa cohérence. « Les trois quarts du musée du Cinéma, c’est Lotte qui les a apportés », reconnaît-il plus tard dans un entretien accordé au journal L’Humanité.

Égérie des jeunes cinéastes allemands

Devenue le symbole de la renaissance du cinéma allemand, la conservatrice et historienne de renom joue également un rôle essentiel dans la promotion des jeunes cinéastes allemands des années 1970, dont elle admire la puissance d'invention cinématographique. Elle soutient ainsi Werner Herzog, Rainer Werner Fassbinder, Wim Wenders ou encore Werner Schroeter et Herbert Achternbusch, servant ainsi de lien entre l'ancienne et la nouvelle génération.

En novembre 1974, Herzog, qui s’est lié d’amitié avec Lotte Eisner, apprend que celle-ci est gravement malade. Il entreprend une marche à pied de Munich, où il se trouve lorsqu'il apprend la nouvelle, à Neuilly-sur-Seine, où réside Eisner, pour conjurer le sort, affirmant qu'il « ne peut y avoir de cinéma allemand sans elle ». Il y parvient en trois semaines. Eisner guérit et vit encore neuf ans. Herzog a publié le journal de son voyage en 1979 sous le titre Sur le chemin des glaces.

Lotte Eisner meurt le 25 novembre 1983, à l’âge de 87 ans. Elle milita jusqu’à son dernier souffle pour que le musée du Cinéma, laissé à l’abandon, soit rénové. Figure majeure de l’histoire du cinéma, qui œuvra à la préservation de la mémoire du septième art allemand et français, Lotte Eisner a été décorée de la Légion d'honneur en 1982 et a reçu cette même année le Prix Helmut Käutner qui distingue les personnalités ayant « soutenu et influencé de manière marquante le développement de la culture cinématographique allemande »