Comment naît l’idée de Voyage au pôle Sud ?
Luc Jacquet : Tout démarre avec une proposition qu’on me fait d’aller en Antarctique. Je réalise alors que ça fait trente ans quasiment jour pour jour que je suis parti là-bas pour la première fois. Je me demande pourquoi je dis oui tout de suite sans me poser de question, et je comprends qu’il s’agit de la manifestation des symptômes de l’addiction à l’Antarctique, le fameux « Antarctic bite » des Anglo-Saxons. (Rires.) Je décide alors de le raconter à travers ce documentaire, mais j’entends d’emblée lui donner une forme singulière pour résonner avec la manière dont ce film va prendre vie. C’est en effet la première fois que je pars en Antarctique sans savoir exactement le film que je vais faire. Une aventure jubilatoire que je vis entouré d’une équipe de gens extrêmement talentueux, qui vont tous se prêter au jeu.
Signe de cette singularité dans votre filmographie, vous collaborez pour la première fois avec le directeur de la photo Christophe Graillot. Pourquoi avoir choisi de faire appel à lui ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie de collaborer avec lui pour l’éclectisme de ses travaux précédents qui l’ont vu signer aussi bien la lumière de Gaza mon amour que celle de Belle et Sébastien. C’est un type incroyable qui n’a aucun préjugé et a immédiatement épousé cette dynamique de recherche. Ensemble, nous avons réfléchi à la forme visuelle du film. Et puis nous ont emboîté le pas deux opérateurs que je connais bien : Sarah Del Ben, ma compagne, et Jérôme, un vieux compagnon de route. Deux personnes dont le profil axé documentaire allait parfaitement compléter celui de Christophe, venu de la fiction.
La forme que vous évoquez se traduit par cette décision d’une image en noir et blanc. Qu’est-ce qui vous y conduit ?
Ce fut notre première certitude, la base de tout le reste. Tout simplement parce que la ligne qu’on trace de la Patagonie au pôle Sud finit par une dissolution vers le blanc. Ce parti pris épousait aussi l’idée qui sous-tendait ce film : tenter de trouver une originalité par rapport à mes autres documentaires. Une fois posée cette idée du noir et blanc, on s’est mis à chercher, avec Christophe, la manière de la traduire à l’écran. Avec quelles caméras, quels objectifs ? On a su qu’on avait trouvé à partir du moment où le regard qui découlait de ces partis pris techniques est devenu le regard du film, tel que je l’avais imaginé.
C’est-à-dire ?
Une manière de filmer sur le vif, à l’inverse de mes habitudes, puisque j’ai toujours essayé de tout anticiper. Là, il était clair que la logique serait exactement inverse, qu’on serait simplement à l’écoute d’une forme de vibration, de ces moments où l’on se met à filmer quelque chose juste parce qu’on a le sentiment d’être pile au bon endroit, au bon moment. Mais rien de cela n’est possible sans une équipe souple et possédant naturellement cette capacité d’écoute et d’observation. La ligne dramaturgique était tracée – la ligne géographique du nord au sud – et les étapes qui allaient séquencer le film en chapitres étaient connues puisque tous ceux qui vont en Antarctique suivent le même chemin. Par contre, on ne savait rien des modalités qui allaient nous être offertes par la nature et par les circonstances. Si on était arrivés dans certains endroits quinze minutes avant ou après, le film n’aurait pas été le même. On n’était pas en quête d’images précises mais à l’écoute de l’environnement. Faire ce film, c’était d’une certaine manière tutoyer ces grands écrivains voyageurs comme Bruce Chatwin ou Nicolas Bouvier qui ne racontent jamais des généralités mais leurs expériences de voyage. Voyage au pôle Sud rappelle que chaque voyage est unique.
Dans ce film plus que jamais à la première personne, comment avez-vous construit votre manière d’apparaître à l’écran ?
Je n’ai jamais aimé me mettre en avant. Pour autant, il n’était pas question que ce film n’ait pas de point de vue. J’ai d’abord envisagé de passer par un personnage fictionnel, comme j’avais pu le faire d’une certaine manière avec le botaniste Francis Hallé pour Il était une forêt (2013). Mais ça ne fonctionnait pas. La seule solution qui a fini par se dessiner était que cela passe par moi. Évidemment, il ne s’agissait pas d’en faire un film égotique, il a donc fallu doser cette présence. Ça a été un drôle de jeu pour moi. Mais il était essentiel qu’il y ait, dans ces paysages, une échelle humaine, une sensibilité, un point de vue, un regard qui parte de quelque part. Jusqu’ici, j’avais pour habitude de me cacher derrière mes films. Là, je me suis senti assez mûr pour l’assumer.
Qu’est-ce qui a le plus changé dans votre regard sur ce coin du monde ?
C’est une étrange balance entre un émerveillement intact devant la splendeur du lieu et une désolation devant tout ce que je sais, toutes ces données scientifiques sur la dégradation de cette partie du monde qui n’a rien d’une légende et vous saute aux yeux. Mais je ne voulais pas d’un film purement revendicatif, car j’arrive un peu à bout d’arguments sur ces questions-là. Et quand on arrive à bout d’arguments, qu’est-ce qui reste sinon une expression sensible devant la beauté du monde, sans tout le superflu, tous les discours politiques ?
Avez-vous écrit le texte qui accompagne le film en amont du tournage ou pendant la postproduction ?
Ça s’est fait au montage. J’essaie toujours d’écrire le texte le plus épuré possible tout en exprimant suffisamment mes sentiments pour fendre l’armure. Avec ce texte, je deviens le guide de ceux que j’embarque dans ce voyage. Cela a exigé une impudeur inhabituelle chez moi mais que je devais assumer à 100 % pour aller au bout du film qu’on avait décidé de faire. Je sais que je n’en aurais pas été capable il y a quelques années.
Comment travaillez-vous avec votre monteur Stéphane Mazalaigue ?
On commence à se connaître vraiment bien tous les deux, donc ça va tout de suite très vite. Ainsi, quand Stéphane dérushe, je sais que je n’ai pas à repasser derrière lui et que les images qu’il a choisies sont celles que j’aurais choisies. À partir de là, Stéphane fait un prémontage et je rebondis sur son travail. Pour moi, un film c’est d’abord et avant tout un labeur d’artisan.
Outre vos mots, les images sont accompagnées par la musique de Cyrille Aufort. Quelles lignes directrices lui avez-vous données ?
On travaille ensemble depuis de nombreuses années. Entre nous, je parlerais d’une conversation. Je ne suis pas musicien de formation. Donc on a construit au fil du temps un langage commun pour que Cyrille parvienne à traduire en musique l’émotion que je cherche à donner. Il transforme mes approximations en propositions concrètes. Sa force, au-delà de son immense talent, tient dans sa capacité d’écoute et à se mettre à la disposition du film. Comme à chaque fois, on fait tout en même temps : on intègre le processus de la composition à celui du montage images et du montage son. On fait donc évoluer le montage en fonction des compositions que crée Cyrille. L’harmonie apparaît avant même le travail de mixage final.
Que représente ce film dans votre parcours ?
Sans doute une prise d’autonomie artistique. J’ai l’impression d’avoir osé faire des choses que je ne me permettais pas avant. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans la liberté infinie dont j’ai disposé. J’ai pu mêler une certaine abstraction à ce cinéma plus populaire et plus accessible que j’aime faire. Aucune décision n’a été construite par des impératifs financiers et je mesure cette chance.
VOYAGE AU PÔLE SUD
Réalisation et scénario : Luc Jacquet
Photographie : Christophe Graillot
Montage : Stéphane Mazalaigue
Musique : Cyrille Aufort
Production : Paprika Films, Memento
Distribution : Memento
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 20 décembre 2023
Soutiens du CNC : Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)
