« Mal viver-Viver mal » : éclairage sur le cinéma portugais avec le producteur François d’Artemare

« Mal viver-Viver mal » : éclairage sur le cinéma portugais avec le producteur François d’Artemare

10 octobre 2023
Cinéma
« Mal viver/Viver mal » de João Canijo
« Mal viver/Viver mal » de João Canijo UFO Distribution

Il connaît le Portugal pour y avoir débuté sa carrière de producteur et créé Les Films du Tage avant de fonder en 2001, en France, Les Films de l’Après-Midi où il conserve un fort tropisme lusitanien. François d’Artemare raconte son rapport au cinéma portugais et sa collaboration avec le réalisateur João Canijo sur le diptyque Mal viver/Viver mal qu’il a coproduit.


Qu’est-ce qui vous a incité à créer Les Films de l’Après-midi en 2001 ? Et quelle en était la ligne directrice ?

François d’Artemare : J’ai commencé à produire au Portugal, il y a vingt-huit ans, en tant que directeur de production de Fugueuses de Nadine Trintignant, qui se tournait sur place. Et j’ai décidé d’y rester. Les hasards de la vie et de l’amour ont fait que j’ai habité vingt ans là-bas. J’y ai monté en 1996 une société de production, Les Films du Tage, avec laquelle j’ai produit des longs, des courts, des documentaires… Cela m’a aussi donné une ouverture sur le monde lusophone et j’ai produit au Brésil, au Mozambique, en Guinée-Bissau et en Angola. Puis très vite, en parallèle, j’ai eu envie de monter une structure en France pour accompagner le développement de ces projets. C’est ainsi qu’est née Les Films de l’Après-Midi, à travers laquelle la rencontre de réalisateurs du monde entier m’a conduit à m’engager avec eux, tout en continuant évidemment de travailler avec des réalisateurs portugais. Avec comme ligne éditoriale ma curiosité.

Qu’est-ce qui vous séduit dans le cinéma portugais ? Et quelle est sa spécificité à vos yeux ?

Il s’y produit seulement une quinzaine de films par an. Mais, sur ce volume, on trouve un pourcentage assez incroyable de films intéressants. C’est un cinéma extrêmement qualitatif. Avec un cinéma d’auteur très pointu, très brillant, qui réunit plusieurs générations de cinéastes passionnants. Par contre, il y a très peu de cinéma mainstream. Je comparerais sa structure avec celle du cinéma roumain qui est lui aussi régulièrement primé dans les plus grands festivals. Je pense par exemple à João Salaviza, dont j’ai produit les trois courts métrages avant qu’il ne passe au long (avec notamment Le Chant de la forêt et La Fleur de Buriti, tous deux primés à Un Certain Regard à Cannes, respectivement en 2018 et en mai 2023). Son premier film, Arena, avait obtenu la Palme d’or du court métrage en 2009 et le deuxième a reçu l’Ours d’argent du court métrage à Berlin ! Il y a au Portugal une grande culture cinématographique et un sens de l’image assez puissant. Et en cela, le cinéaste Manoel de Oliveira a sûrement joué un rôle important.

J’ai commencé à produire au Portugal il y a vingt-huit ans comme directeur de production de Fugueuses de Nadine Trintignant, qui se tournait sur place […] Puis très vite, j’ai eu envie de monter une structure en France pour accompagner le développement de ces projets. Avec comme ligne éditoriale ma curiosité.

Vous avez produit trois films de Manoel de Oliveira : Christophe Colomb, l’énigme en 2008, Singularités d’une jeune fille blonde en 2009 et L’Étrange affaire Angélica en 2010. Qu’est-ce qui vous a impressionné chez lui ?

Son énergie. Je me souviens de ce jour où, pour Singularité d’une jeune fille blonde, on avait un rendez-vous à midi dans son hôtel à Lisbonne pour parler des étapes du développement du film. Il y avait un décor assez compliqué à trouver : deux appartements qui se faisaient face dans une rue. Je lui explique qu’on va mettre un repéreur sur le coup et qu’on ira chez lui, à Porto, lui présenter des photos. Mais lui me dit tout de suite que ce repérage, il veut le faire lui-même ! Il avait alors déjà 100 ans et on est parti tous les deux dans les rues de Lisbonne. Lui, la canne en avant pour arrêter les voitures sur son passage. On a marché pendant quatre ou cinq heures et on a trouvé le fameux décor ! Cette énergie n’a pas de prix pour un producteur, pour une équipe. Un ami m’avait dit un jour : « Quand tu es producteur, il faut toujours marcher un pas derrière ton réalisateur. Le jour où tu le dépasses, c’est qu’il y a un problème. » Je pense qu’il a entièrement raison. Et avec Manoel de Oliveira on marchait toujours derrière ! (Rires.)

Mal viver/Viver mal, le diptyque d’un autre cinéaste portugais João Canijo que vous avez coproduit, est en salles depuis le 11 octobre 2023. Deux films façon champ/contrechamp d’une même intrigue, à l’intérieur d’un hôtel tenu par les femmes d’une même famille, le premier centré sur elles, le second centré sur leurs clients. C’est la deuxième fois que vous collaborez avec João Canijo après Onze fois Fátima en 2019. Comment l’avez-vous rencontré ?

Je le connais depuis longtemps. Mais c’est son producteur portugais de toujours Pedro Borges, que je connais aussi très bien – un partenaire précieux et fidèle aussi exploitant et distributeur – qui a fait le lien pour qu’on travaille ensemble sur ces deux projets. Sur Onze fois Fátima, il était venu me chercher très en amont. Le film est long (2 h 33), le scénario faisait quelques centaines de pages à ce moment-là et on a travaillé pour que petit à petit il trouve sa forme.

 

Qu’est-ce qui vous séduit chez João Canijo ?

Son travail avec les acteurs et la précision tout en subtilité de sa mise en scène. J’aime aussi énormément la manière dont il filme les petits espaces fermés et confinés. Je me souviens de plans extraordinaires dans une caravane sur Onze fois Fátima qui font écho à ceux dans des chambres d’hôtel et des douches de Mal viver/Viver mal.

Saviez-vous dès la fin de Onze fois Fátima que vous coproduiriez ensuite Mal viver/Viver mal avec Pedro Borges ?

Oui ! Et même si on n’en a pas encore reparlé avec Pedro Borges, car on est très pris avec la sortie du film, il n’est pas impossible qu’on coproduise le suivant. D’ailleurs, on coproduit en ce moment un premier film portugais, Quand je serai grand, qui est actuellement en montage.

Comment s’est passée votre collaboration sur Mal viver/Viver mal ?

On échange tous les quinze jours avec Pedro Borges. J’avais donc entendu parler du film bien avant de lire le scénario. Je savais à quoi m’attendre ! Et comme je parle portugais, cela me permet de lire les versions sans qu’elles soient traduites en français. Cela fait gagner un temps fou. Idem pour les différents montages. Pas besoin d’attendre les sous-titres.

Quelle était la singularité de ce scénario ?

Il est en fait très cohérent avec le cinéma de João Canijo. Son Nuit noire (découvert à Cannes, à Un Certain Regard en 2004) suivait cette même logique de huis clos avec des personnages qui se croisent. João Canijo s’inspire aussi de tragédie grecque pour écrire et souvent, ses scénarios sont des adaptations masquées et déguisées de celles-ci. Mal viver/Viver mal se situe donc dans la droite lignée de ses films précédents en termes de rapports entre les personnages et d’ambiance.

Je me pose régulièrement la question de la place d’un producteur sur un plateau. Et je n’ai aucune certitude. On n’est pas forcément utile quand les choses se passent bien, sauf à avoir une présence bienveillante.

Êtes-vous allé sur ses tournages ?

Sur Onze fois Fátima oui, mais pas sur Mal viver/Viver mal car Pedro Borges est le producteur principal et ma présence n’aurait pas été d’une grande utilité, tant il maîtrisait les choses. Je ne vais pas toujours sur les plateaux, même quand je suis producteur principal car, pour moi, les étapes les plus importantes sont en amont et en aval, au moment du montage. Sauf quand je produis des films du bout du monde ou du bout de l’Europe où ma présence est plus indispensable. Je me pose régulièrement la question de la place d’un producteur sur un plateau. Et je n’ai aucune certitude. On n’est pas forcément utile quand les choses se passent bien, sauf à avoir une présence bienveillante. En revanche, sur le premier long métrage que j’ai produit au Bangladesh, Made in Bangladesh (2019), la réalisatrice Rubaiyat Hossain m’avait demandé d’être là tout le temps, un peu pour la protéger de l’équipe, uniquement composée d’hommes. La présence d’un producteur de 60 ans qui faisant comprendre à tout le monde qu’elle était la cheffe était un signe important. Et j’ai pris du plaisir à être présent en permanence. On ne sert parfois à rien. Mais le moment où l’on sert à quelque chose, on a d’autant plus de légitimité à intervenir qu’on est là depuis le début et qu’on ne débarque pas juste parce qu’il y a un problème à résoudre.

Qu’est-ce qui vous a marqué sur le plateau de Onze fois Fátima ?

La façon dont João Canijo avait convaincu ses comédiennes de marcher autant ! C’était le grand enjeu du film qui racontait le périple de onze femmes d’un même village du nord du Portugal, lancées dans un pèlerinage de 400 km à pied jusqu’à Fátima. Un grand défi physique ! En ce sens, le film a presque un côté documentaire sur ces femmes.

Pour Mal viver/Viver mal qui fonctionnent comme deux films miroir, le montage a-t-il été une étape particulièrement complexe ?

Oui, il y a eu de nombreuses versions et le processus a été long. Pour des questions de durée. Mais surtout parce que dès qu’on opérait un changement dans un film, il fallait faire le même changement dans l’autre. Trouver à chaque fois l’effet miroir n’a pas toujours été simple.

 Mal Viver/Viver mal 

Mal viver / viver mal
 Mal Viver/Viver mal UFO Distribution

Réalisation et scénario : João Canijo
Photographie : Leonor Teles
Montage : João Braz
Production : Midas Filmes (Pedro Borges)
Coproduction : Les Films de l’Après-Midi
Distribution : UFO
Ventes internationales : Portugal Film, Portuguese Film Agency
En salles le 11 octobre 2023

Soutien du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)