Maryam Touzani : « Je n’écris jamais des films dans le seul but de faire un constat social »

Maryam Touzani : « Je n’écris jamais des films dans le seul but de faire un constat social »

23 mars 2023
Cinéma
Saleh Bakri et Ayoub Missioui dans « Le Bleu du Caftan ».
Saleh Bakri et Ayoub Missioui dans « Le Bleu du Caftan ». Ad Vitam

Dans son deuxième long métrage, la réalisatrice met en scène un couple marocain, dont le mari cache son homosexualité aux yeux des autres. Un fragile équilibre que l’arrivée d’un apprenti dans leur boutique de caftans va faire voler en éclat. La cinéaste nous raconte son processus de création, en collaboration avec Nabil Ayouch, coscénariste et producteur.


L’idée du Bleu du caftan est née juste après votre premier long métrage, Adam. Avez-vous vécu l’angoisse de la page blanche ?

Non, je n’ai pas connu cette peur-là. Alors que j’étais en repérages pour Adam, j’ai rencontré un homme d’un certain âge qui m’a immédiatement touchée, car dans ce qu’il me disait et me taisait, j’ai perçu quelqu’un qui avait été obligé de se cacher toute sa vie, à cause de son homosexualité, réprimée par la loi au Maroc. Tout en continuant mes repérages, j’ai passé beaucoup de temps avec lui, je lui ai posé des questions très personnelles… mais Le Bleu du caftan ne raconte pas pour autant sa vie. Ces échanges ont simplement réveillé quelque chose de présent en moi depuis l’enfance dont je n’avais pas pleinement conscience jusque-là : le souvenir resté dans un coin de ma mémoire de ces couples que j’avais vus en grandissant à Tanger et dont tout le monde disait à demi-mot qu’ils s’étaient mariés pour préserver les apparences, alors que le mari était homosexuel. En tant qu’enfant, même si je ne comprenais pas tout, j’étais touchée de voir des gens souffrir en silence de ces contraintes tout en me rendant compte aussi que d’autres semblaient y avoir trouvé leur équilibre. Ces échanges avec cet homme m’ont donné envie de développer une histoire autour d’un personnage qui se réveillerait chaque matin sans pouvoir être pleinement la personne qu’il avait envie d’être car la société en avait décidé autrement. Un récit autour de cette violence étouffée.

Adam était un brûlot féministe célébrant la puissance de la sororité contre la condition aliénante des femmes dans la société patriarcale marocaine. Ici, vous mettez en lumière les conséquences de l’interdiction de l’homosexualité au Maroc. Comment faites-vous pour éviter l’écueil du pur film à sujet ?

Ce qui me passionne avant tout, c’est l’exploration de l’humain. Donc ce qui me guide quand j’écris, c’est de raconter des personnages. Et ces personnages vont évoluer dans un certain cadre, dans un certain contexte, charriant avec eux des thématiques que je vais développer certes, mais en explorant principalement l’intimité de ces personnages, en sondant leur âme. Je n’écris jamais des films dans le seul but de faire un constat social.

Comme Adam, Le Bleu du caftan est coécrit avec votre mari, Nabil Ayouch. Vous avez d’ailleurs cosigné les scénarios de Much loved, Razzia et Haut et fort qu’il a réalisés. Comment se passe le processus d’écriture entre vous ? Est-ce qu’il change en fonction de celui ou celle qui réalise ?

En fait, il n’y a pas de règle préétablie entre nous. Tout dépend des projets. Avec Nabil, on a commencé à travailler ensemble car il y a eu un désir de partage commun que nous n’avions pas anticipé et qui s’est imposé à nous. Je suis quelqu’un d’assez solitaire et l’écriture peut être un exercice très solitaire. Mais j’aime le regard de quelqu’un comme Nabil qui me comprend, qui me connaît, qui sait ce que je veux raconter et qui, avec bienveillance, sait se montrer objectif quand moi-même je ne le suis plus forcément. Tout part donc d’un vrai désir d’échanger sur l’histoire et les personnages.

Quand j’écris, j’écris d’abord en images, en texture, en couleurs. Car je raconte aussi mes personnages à travers leur environnement.

Comment cela s’est matérialisé concrètement sur Le Bleu du caftan ?

J’ai commencé par écrire le synopsis seule, dans une chambre d’hôtel de Toronto où j’étais venue présenter Adam, une nuit où j’étais réveillée à cause du décalage horaire. Comme une libération spontanée de ce que j’avais en moi depuis longtemps. Toute l’histoire était déjà là. Puis, dès mon retour, je l’ai fait lire à Nabil. On a commencé à en parler avant que je commence à écrire le scénario. J’ai tout de suite vu qu’il avait compris vers où je voulais aller et qu’il pourrait m’accompagner.

Des films, des photographies vous influencent-ils dans cette phase de création ?

Non. Ni même des peintres que j’aime comme Vermeer, Caravage… Tout cela est sans doute présent dans un coin de ma tête, mais ce sont des inspirations inconscientes. Quand j’écris, j’écris d’abord en images, en texture, en couleurs. Car je raconte aussi mes personnages à travers leur environnement. Sinon, ma vision du cinéma est plus influencée par la littérature. Je me suis toujours nourrie de ça, j’adore plonger dans des univers différents à travers les lectures qui ont nourri depuis toujours mon imaginaire. Zola, Dostoïevski… Mais dans ce cas, leur impact sur mon écriture se fait presque malgré moi. Je ne m’y réfère jamais directement.

 

Lubna Azabal était déjà présente dans Adam. Avez-vous écrit le rôle de Mina dans Le Bleu du caftan pour elle ?

Oui. Lubna a tout de suite été Mina. Je dois avouer que le moment du casting m’effraie toujours un peu. Je suis tellement habitée par mes personnages, et j’en ai une idée si précise, que j’ai peur de ne pas trouver les bonnes personnes. Sauf pour Mina. Sans le dire à Lubna, son visage m’a accompagnée tout du long de l’écriture. On s’était rencontrées il y a des années, mais on a vraiment appris à se connaître professionnellement et humainement pendant le tournage d’Adam. J’y ai compris à quel point elle était dans une quête de vérité des personnages. Ce qui est exactement ce qui m’obsède. Je lui ai envoyé le scénario. Et j’ai eu la chance qu’elle en tombe amoureuse.

On a obtenu très vite l’avance sur recettes du Centre cinématographique marocain, geste d’ouverture que je trouve très symbolique par rapport à ce que le film raconte et qui montre un désir de dialogue à travers l’art.

Comment avez-vous construit le trio qu’elle forme à l’écran avec Saleh Bakri et Ayoub Missioui ?

Le processus a été long. Je connaissais un peu le travail de Saleh Bakri et c’est l’humanité qu’il distille dans ses rôles qui m’a donné envie de le rencontrer. J’avais l’impression de voir dans ses yeux le personnage d’Halim, cet homme amoureux de sa femme et troublé par l’arrivée d’un apprenti dans leur magasin. Nos premiers échanges m’ont confirmé qu’on était sur la même longueur d’onde. Je ne veux pas qu’un acteur joue simplement le personnage mais qu’il le comprenne de l’intérieur. C’est cette quête de vérité qui me passionne, surtout pour un personnage aussi complexe qu’Halim. On a travaillé beaucoup en amont, y compris sur le maniement du fil et de l’aiguille car je voulais qu’il s’empare de la matière. Ensuite, j’ai envisagé ce film comme une danse à trois, une alchimie qui se travaille en préparation, certes, mais doit être préexistante naturellement. Pour camper le personnage de l’apprenti, Youssef, j’ai vu beaucoup de jeunes comédiens talentueux mais aucun ne m’avait convaincue avant Ayoub Missioui chez qui j’ai senti, outre un talent brut, le désir de tout donner, alors qu’il n’avait jamais tourné pour le cinéma. Il a tout lâché pour devenir comédien et sa passion m’a directement touchée au cœur.

Un tel film et son sujet tabou au Maroc a-t-il été complexe à financer ?

Pas vraiment, d’abord parce qu’on a pu s’appuyer sur la belle carrière d’Adam. Mais aussi et surtout parce qu’on a obtenu très vite l’avance sur recettes du Centre cinématographique marocain, geste d’ouverture que je trouve très symbolique par rapport à ce que le film raconte et qui montre un désir de dialogue à travers l’art. J’y ai vu la preuve que mon geste avait été compris. Cette aide a permis à Nabil d’aller chercher avec plus de facilité d’autres financements, marocains, belges, danois mais aussi français : Velvet Films et mon distributeur Ad Vitam, déjà présent sur Adam. J’aime l’idée d’une histoire commune qui se poursuit.

LE BLEU DU CAFTAN

Le Bleu du Caftan affiche

Réalisation : Maryam Touzani
Scénario : Maryam Touzani et Nabil Ayouch
Photographie : Virginie Surdej
Montage : Nicolas Rumpl
Musique : Kristian Eidnes Andersen
Production : Les Films du Nouveau Monde, Ali n’ Productions, Velvet Films, Snowglobe
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Films Boutique
Sortie en salles le 22 mars 2023

Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation