Michel Bouquet, la grâce éternelle

Michel Bouquet, la grâce éternelle

14 avril 2022
Cinéma
Tags :
Michel Bouquet dans « Le Jouet » de Francis Veber (1976)
Michel Bouquet dans « Le Jouet » de Francis Veber (1976) Renn Productions / DR
Homme de théâtre et de cinéma, le comédien, décédé à l’âge de 96 ans, aura laissé une empreinte indélébile. Hommage.

Une image, celle que Michel Bouquet aimait à donner de lui-même : un homme face à des géants. Dans « géants », il faut entendre les noms de Shakespeare, Molière, Ionesco… « Pour les observer, il vaut mieux que je sois persuadé que je ne suis rien », disait-il au micro de France Culture en 2016. Cette humilité était la source même de son talent. Bouquet ne passait pas en force, il y avait chez lui l’art du retrait, du léger recul avant de renvoyer la lumière. Pour le comédien, la compréhension de l’auteur était plus importante que le texte lui-même. Il fouillait, répétait inlassablement, s’exerçait sans cesse pour saisir son personnage. François Truffaut qui l’a dirigé dans La mariée était en noir (1968) et La Sirène du Mississippi (1969) s’étonnait ainsi de le voir « continuer à répéter les scènes même après les avoir tournées ». Rien ne semblait définitif pour ce comédien en constante recherche. La matière vivante avait un besoin incessant d’être sculptée, malaxée, pour atteindre l’épure. « Un acteur n’est qu’un reflet. Le jeu ne passe pas par une exaltation de soi », répétait-il. Ou encore : « On est toujours incapable de comprendre la personne qui a écrit le chef-d’œuvre. » Parfois, il lui fallait avancer en solitaire sur son propre sillon. Dans les colonnes de Studio Magazine, en 2006, au moment de la sortie du Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian, il racontait ainsi à son partenaire du film, Jalil Lespert, une anecdote à propos d’Eugène Ionesco. Le jeune Bouquet est alors en pleines répétitions du Roi se meurt. Il se tourne vers le dramaturge pour lui poser quelques questions sur son rôle. « Vous croyez que ce que j’ai écrit vaut quelque chose ? », lui lance Ionesco. Les « géants » n’ont parfois que des doutes à offrir. Le comédien y verra une forme de grâce intellectuelle.

L’art de l’ironie

Michel Bouquet, décédé à 96 ans, en aura passé soixante-quinze sur les planches à essayer de s’approcher au plus près de l’insondable mystère de la création. Ce principe de l’incertitude érigé en ligne de conduite a façonné une aura quasi mystique. Sa présence douce, mais imposante, son regard vif, volontiers pétillant, où le tragique se tenait sur ses gardes pour ne pas tout emporter, faisait merveille.

Du comédien, on retient aussi cette voix suave, grave, parfois mielleuse, qu’il savait laisser traîner dans l’espace. Elle pouvait générer une ambivalence faite d’appréhension et de protection. Au cinéma, Michel Bouquet aura surtout été une figure inquiétante, celle du bourgeois, strict et bien mis, dont les cinéastes – Chabrol en tête ! – auront montré la face torturée et malade. Le théâtre, de son propre aveu, lui aura offert plus de nuance. Toujours dans Studio Magazine : « Pour moi, “Action” marque le moment de l’épreuve. C’est l’instant où il faut tout contrôler et avoir une entière confiance en celui qui vous dirige. C’est simple face à Chabrol, Van Dormael, Blier ou Guédiguian. Et plus complexe face à un réalisateur qui ne sait pas regarder ses comédiens ou se soucie plus du cadre que de ce qu’il y a à l’intérieur. Là, je suis mal à l’aise et je rate les prises. » Là encore, Michel Bouquet aimait à se rappeler un autre « géant », Jean Gabin, dont il avait l’image d’un roc inébranlable, mais qui, avant les prises « se tourmentait à l’idée de n’avoir pas tout compris de la subtilité de ce qu’il avait à jouer ». Bouquet et Gabin ont été face à face dans Deux Hommes dans la ville de José Giovanni, en 1973. Leurs personnages respectifs passaient leur temps à se jauger, sans que l’un ou l’autre n’ait le dernier mot. Bouquet maniait l’ironie avec virtuosité et onctuosité : « Moi, Cazeneuve, on me paie pour douter », lâchait son personnage avec un rire pincé qui suggérait tout l’inverse.
Dans un thriller comme dans une comédie, la tonalité grinçante de l’acteur ne changeait pas. Ainsi, Le Jouet de Francis Veber (1976) où il campe un homme d’affaires autoritaire, rigide, prêt à offrir à son fils un de ses employés comme cadeau d’anniversaire, est assurément une ligne de crête. Face à Pierre Richard, son partenaire, c’est un peu la glace et le feu, l’ordre et le chaos. Le rire repose bien sûr sur cet antagonisme. À l’annonce de sa mort, Pierre Richard lui a rendu hommage sur les réseaux sociaux : « Tourner deux mois avec Michel Bouquet, quel cadeau ! “Ah ! Frappe-moi le cœur, c’est là qu’est le génie” disait Alfred de Musset. Michel avait les deux, et je suis immensément triste de sa disparition. » L’enfant du film, Fabrice Greco, s’est lui aussi fendu d’un mot : « Je me souviens d’un homme doux et bienveillant, très différent des personnages qu’il interprétait à la perfection. »

« Pas rebelle : ailleurs... »

Michel Bouquet aimait aussi à se définir comme un « enfant de la guerre ». Il avait 14 ans au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. L’enfant, né d’un père officier bientôt prisonnier de guerre en Allemagne, a fait une partie de sa scolarité dans une pension. « Je n’y ai rien appris du tout. J’étais un très mauvais élève parce que j’étais complètement indifférent. Pas rebelle : ailleurs », expliquait-il au micro de France Culture. Dans une France meurtrie et occupée, il devra multiplier les petits boulots. « Pour mieux regarder le réel, pour être contemporain de toutes les malversations possibles, pour tenir le coup, être comédien m’a paru comme une distraction totale. » Le théâtre aura offert, en effet, à ce grand timide un marchepied vers des hauteurs insoupçonnées, un moyen de réenchanter le monde, d’entrevoir enfin des rêves possibles. Michel Bouquet, copain avec Gérard Philipe, est passé par le Conservatoire d’art dramatique et sera de la bande du TNP, celle qui révolutionnera les planches. Les nouveaux auteurs se nomment alors Samuel Beckett ou Jean Anouilh. C’est grâce à ce dernier qu’il fera ses premiers pas au cinéma dans Pattes blanches de Jean Grémillon (1949), un drame amoureux situé dans un petit village breton battu par les vents. Aux antipodes de ce qu’il incarnera plus tard, il est un homme fragile et mystérieux, étranger à la communauté, donc pourchassé. Chétif, le visage émacié, sa fragilité est ici un leurre. Le comédien offre à son « petit » rôle une complexité exemplaire. Dès lors, le cinéma français en fera un second rôle récurrent. C’est Claude Chabrol qui, en 1969, l’imposera définitivement aux avant-postes avec La Femme infidèle.

Sa longue carrière cinématographique a été couronnée de deux César du meilleur acteur pour Comment j’ai tué mon père d’Anne Fontaine (2001) et Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian (2005), dans lequel il incarnait François Mitterrand. Michel Bouquet avait la sagesse des grands hommes, de celle qui impressionne et rayonne. Il fut ainsi le peintre Auguste Renoir (Renoir de Gilles Bourdos, 2013), l’un de ses derniers grands rôles. On l’entendait dire : « un tableau doit être une chose aimable et heureuse. » À l’écouter prononcer ces quelques mots avec une douceur infinie, on oubliait le personnage. Michel Bouquet semblait réaffirmer ici, ce en quoi il a toujours cru : la pureté et la beauté des choses imposent à l’homme qui entend les saisir une générosité sans calcul.