Nadir Moknèche : « Je ne fais ni du reportage, ni du documentaire, mais de la fiction »

Nadir Moknèche : « Je ne fais ni du reportage, ni du documentaire, mais de la fiction »

03 octobre 2023
Cinéma
L'air de la mer rend libre (c) Pyramide Distribution
"L'Air de la mer rend libre" de Nadir Moknèche Pyramide Distribution

Dans L’Air de la mer rend libre, le cinéaste Nadir Moknèche met en scène un jeune homosexuel français d’origine maghrébine que ses parents poussent à un mariage arrangé avec une jeune femme. De l’écriture au montage, le réalisateur de Lola Pater détaille les différentes étapes de la création de ce film où, comme à son habitude, il fait un sort aux clichés.


À quand remonte l’idée de L’Air de la mer rend libre ?

Nadir Moknèche : Je dirais que l’idée du personnage en lui-même, ce jeune Français d’origine algérienne forcé de cacher son homosexualité, remonte à de nombreuses années. Mais il m’a fallu du temps pour me sentir prêt à raconter une histoire pareille. Si je m’y étais employé il y a dix ans, cela aurait donné lieu à un film d’une autre facture. Et le projet est vraiment né il y a cinq ans.

Quel a été le déclic ?

Sans doute une certaine recrudescence de l’homophobie. Mais aussi plusieurs reportages que j’avais vus à la télé sur de jeunes Arabes vivant en banlieue qui se faisaient agresser à cause de leur homosexualité. Avec l’un de mes deux coscénaristes, Michael Barnes, on était partis sur un autre projet mais on l’a laissé tomber pour développer L’Air de la mer rend libre. Parce que j’ai eu le sentiment que c’était maintenant ou jamais. Qu’après, ce serait trop tard. Si chacun de mes films a été compliqué à financer, celui-là a été le plus difficile. C’est toujours une énigme car ceux qui refusent votre projet ne vous expliquent pas toujours pourquoi. Mes producteurs et moi étions persuadés que beaucoup seraient intéressés par les sujets de société qui sous-tendent le récit et que nous trouvions essentiels. Je suis forcément mal placé pour vous en parler car je défends mes intérêts. Y a-t-il de l’homophobie derrière tout cela ? Du racisme ? Un désintérêt total pour ce type de personnages et de sujet ? Je n’en sais rien. Je suis toujours prêt à réécrire à la suite des observations qu’on peut me faire. Elles me nourrissent. Mais heureusement, on a fini par arriver à donner vie au film.

Comment avez-vous développé cette histoire ? L’idée du mariage arrangé, organisé par des parents qui veulent cacher l’homosexualité de leur fils aux yeux de tous, est-elle venue très tôt dans votre processus créatif ?

Je n’aime pas le cinéma purement dénonciateur et je trouve extrêmement difficile de réussir un film uniquement revendicatif. Depuis mon premier long, j’essaie aussi de faire la chasse aux clichés. Alors j’ai essayé de construire le personnage de Saïd, ce jeune homosexuel, et son identité par strates avec tout ce que j’ai pu glaner autour de moi depuis des années. J’ai commencé par l’installer dans une famille. Je m’intéresse à l’immigration et plus spécifiquement à l’immigration algérienne – le pays de mes parents – depuis longtemps. Dans mon précédent film, Lola Pater, j’évoquais l’immigration des années 1990, celle de la guerre civile. Cette fois, il s’agit de parler de la génération de mon père, ces jeunes gens arrivés en France après la Seconde Guerre mondiale. Les parents de Saïd ont mon âge. Quant à la question du mariage arrangé, elle est là encore le fruit de mon observation.

Je n’aime pas le cinéma purement dénonciateur et je trouve extrêmement difficile de réussir un film uniquement revendicatif. 

Comment avez-vous construit le personnage de cette jeune femme qui doit épouser Saïd ?

Là encore, je voulais éviter le cliché de la future mariée qui arrive du bled, comme on le voit souvent dans des reportages sur ce sujet, où les familles demandent à un cousin resté au pays de trouver une jeune fille gentille, docile, qui serait contente de venir en France et consentirait à un mariage arrangé. Car je ne fais ni un reportage ni un documentaire, mais de la fiction. Or je savais que je n’aurais pas les moyens d’aller tourner en Algérie. Et je n’étais pas intéressé de filmer cette jeune femme si je ne pouvais pas montrer sa vie avant son arrivée en France. Voilà pourquoi j’ai décidé qu’elle habitait dans le sud de la France, avant de venir se marier à Rennes où vit Saïd.

Comment travaillez-vous avec vos deux coscénaristes, Naïla Guiguet et Michael Barnes ?

Je les vois comme des partenaires. Mais des partenaires essentiels. Ils font des consultations sur un scénario que j’écris d’abord seul. Et ces échanges me permettent de débloquer des choses dont je ne suis pas convaincu, voire de sortir de certaines impasses. Leur regard extérieur et la pertinence de celui-ci sont essentiels.

À quel moment avez-vous commencé à penser au casting ?

Je vais beaucoup au cinéma et je fais des petites fiches sur les acteurs que je vois et que j’aime. Mais quand j’écris, j’essaie de m’en détacher pour ne pas me retrouver coincé si l’actrice ou l’acteur que j’ai en tête me dit « non » au final. Je commence donc à réfléchir au casting une fois l’écriture terminée. L’une des premières à laquelle j’ai pensé est Zahia Dehar – qui incarne la voisine de mon jeune couple – car je l’avais vue dans Une fille facile de Rebecca Zlotowski et j’avais adoré son étrangeté, cette liberté qui émanait d’elle.

Le plateau est de toute façon le reflet du réalisateur. Or pour moi, rien ne se fait plus vite ou mieux dans un climat de tension ou de terreur. Je ne suis pas dans le mythe qu’il faut absolument créer une tension pour parvenir à un meilleur résultat. Je ne me vis ni en martyr ni en bourreau. 

Vous avez choisi de confier le rôle de Saïd à Youssouf Abi-Ayad, qui fait ici ses premiers pas au cinéma. Comment l’avez-vous découvert ?

Par audition puis en le voyant dans Le Ciel de Nantes, la pièce de Christophe Honoré. J’ai très vite senti que ma sensibilité et ce que je recherchais dans le personnage de Saïd étaient très proches de Youssouf. J’aurais pu opter pour un jeune homme qui, pour cacher son homosexualité, surjoue sa virilité et un certain côté macho. Mais là encore, je trouvais cela un peu cliché. Et j’ai préféré en faire un jeune homme naturellement un peu plus féminin, plus doux. Il me fallait donc un acteur qui puisse traduire cette fragilité. Il m’est apparu très vite évident que Youssouf en serait capable. D’autant plus que c’est un bosseur fou et que j’aime les comédiens qui, comme lui, viennent du théâtre.

Vous l’avez associé à la comédienne Kenza Fortas, révélée par Shéhérazade qui lui avait valu le César du meilleur espoir en 2019. Pourquoi ce choix ?

Je l’avais adorée dans Shéhérazade et elle m’avait aussi impressionné dans BAC Nord. Mais je reconnais qu’au tout début, étant personnellement issu du théâtre et ayant pris des cours d’art dramatique, je ne savais pas vraiment comment elle allait travailler. Elle m’a expliqué qu’elle aimait improviser et je lui ai tout de suite dit que moi je n’improvisais pas ! En tout cas pas sur le plateau. Simplement en répétitions. Et là, j’ai immédiatement été frappé par sa capacité d’écoute. Kenza Fortas a vraiment un don.

 

Justement, comment travaillez-vous avec vos comédiens avant le tournage ?

Je fais des lectures, surtout pour les connaître, me sensibiliser à eux et voir comment ils réagissent quand je les dirige. Pour les entendre parler de leurs rôles, comprendre ce qu’ils ressentent. Je leur explique aussi ce que j’aimerais voir sur mon plateau que j’aime silencieux, serein et calme. Notamment mon désir d’entendre les textes à la virgule près. Mais j’ai fait une exception pour Kenza en lui expliquant qu’elle pouvait changer un mot par-ci par-là s’il ne lui paraissait pas naturel dans sa bouche.

À la photographie, après avoir collaboré avec Jeanne Lapoirie pour Lola Pater, vous avez choisi Kristy Baboul. Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler avec lui ?

Au moment du tournage, de nombreux directeurs de la photographie étaient déjà pris sur d’autres projets. C’était le cas de Jeanne Lapoirie. Mais il se trouve que j’avais vu De l’or pour les chiens d’Anna Cazenave Cambet, dont Kristy Baboul avait signé la lumière et que j’avais été impressionné par la beauté de la photographie et la précision des cadres. Je l’ai donc rencontré et assez vite, ce fut une évidence.

Comment travaillez-vous avec lui ? Fonctionnez-vous par références ?

Je lui ai d’abord demandé de regarder Lola Pater, pour se familiariser avec mon travail. Je lui ai donné des photos pour lui montrer la lumière que je recherchais. Mais surtout on a énormément échangé. Je lui ai tout de suite dit, par exemple, que je travaille beaucoup sur le cadre et que j’allais être au millimètre près. Que chaque mouvement de caméra devrait se justifier et que les plans caméra à l’épaule – qu’il adore faire – devraient raconter quelque chose, sinon ils ne m’intéressaient pas. Pendant le tournage, j’ai adoré son calme qui correspond à ce que j’aime et recherche.

Depuis Lola Pater, je me permets de vraiment réécrire l’histoire au montage, en tout cas de me donner cette possibilité. Car le scénario n’est au fond qu’un outil. Le tournage a bousculé les choses et il est essentiel d’en tenir compte et de ne pas s’enferrer dans ce qu’on avait imaginé derrière son ordinateur. 
 

C’est la deuxième fois que vous soulignez ce besoin de calme. Vous traquez toute tension sur vos plateaux ?

Dès mon premier film, il régnait ce calme ambiant et je me souviens de mon producteur qui, lui, criait beaucoup, et à qui j’essayais d’expliquer qu’il n’avait pas besoin d’agir ainsi pour se faire entendre. Idem avec mon premier assistant sur mon deuxième long. Cela provoque un stress inutile et je pense que le plateau est de toute façon le reflet du réalisateur. Or pour moi, rien ne se fait plus vite ou mieux dans un climat de tension ou de terreur. Je ne suis pas dans le mythe qu’il faut absolument créer une tension pour parvenir à un meilleur résultat. Je ne me vis ni en martyr ni en bourreau.

La précision que vous évoquiez plus tôt dans le respect des dialogues et des cadres signifie-t-elle que le montage ne modifie votre film qu’à la marge ?

C’est la deuxième fois que je travaille avec Chantal Hymans après Lola Pater. Je lui fais une entière confiance. Elle regarde les rushes pendant le tournage et je lui demande de me signaler tout manque, toute incohérence ou toute chose qui ne lui plaît pas pour pouvoir la corriger et éventuellement retourner la scène en question. Mais pour répondre plus précisément à votre question, je dirais que depuis Lola Pater, je me permets de vraiment réécrire l’histoire au montage, en tout cas de me donner cette possibilité. Car le scénario n’est au fond qu’un outil. Le tournage a bousculé les choses et il est essentiel d’en tenir compte et de ne pas s’enferrer dans ce qu’on avait imaginé derrière son ordinateur.

l'air de la mer rend libre

L'affiche du film Pyramide Distribution
Réalisation : Nadir Moknèche
Scénario : Nadir Moknèche avec la collaboration de Naïla Guiguet et Michael Barnes
Photographie : Kristy Baboul
Montage : Chantal Hymans
Musique : Samy Thiébault
Production : Blue Monday Productions, Le Bureau
Distribution : Pyramide Distribution
Ventes internationales : Pyramide International
Sortie en salles le 4 octobre 2023