Rosalie Varda : des initiatives novatrices pour faire vivre le patrimoine cinématographique

Rosalie Varda : des initiatives novatrices pour faire vivre le patrimoine cinématographique

Agnès Varda dans « Les Glaneurs et la Glaneuse » © Ciné-Tamaris
Agnès Varda dans « Les Glaneurs et la Glaneuse » Ciné-Tamaris

Depuis plus de quinze ans, Rosalie Varda s’attache à faire rayonner l’œuvre d’Agnès Varda et Jacques Demy au sein de Ciné-Tamaris. Restaurations, expositions, contenus pédagogiques, formats innovants… Celle qui se définit comme « passeuse » multiplie les projets pour valoriser un patrimoine unique, toucher de nouveaux publics et transmettre l’amour du cinéma aux jeunes générations. Entretien.


Ciné-Tamaris est à la fois une société de production, un lieu de mémoire et un espace de transmission. Quelles sont les principales initiatives que vous avez mises en place pour faire vivre l’héritage d’Agnès Varda et de Jacques Demy ?

Rosalie Varda : À l’origine, Ciné-Tamaris a été fondée en 1954 tout d’abord sous la forme d’une coopérative, par Agnès Varda dans l’idée de produire ses films de manière indépendante. C’était déjà un geste fort et audacieux. Cette liberté est restée au cœur de notre démarche. Aujourd’hui, Ciné-Tamaris est non seulement dédié à la production et à la diffusion, mais c’est aussi un lieu d’archives, un laboratoire d’idées… Notre mission que mon frère ( Mathieu Demy ) et moi-même nous nous sommes données, c’est de faire vivre les films, les photographies, les écrits d’Agnès Varda et de Jacques Demy, d’une manière active, joyeuse, vivante. Voilà pourquoi la restauration et la numérisation des films de notre catalogue a été une mission primordiale. Ces films ne sont pas destinés à dormir sur des étagères : il faut que les œuvres circulent, traversent le temps, touchent une nouvelle génération de spectateurs. La restauration d’un film est un travail très exigeant, que nous menons avec des partenaires précieux comme le CNC, qui soutient chacun de nos projets. Mais cette étape essentielle de restauration n’est qu’un début : il faut ensuite montrer les films lors de festivals, en salles, sur les plateformes, et les partager ainsi auprès du plus grand nombre. C’est ce que nous faisons par exemple avec la présentation des Parapluies de Cherbourg ce 4 juillet au Festival international de films de La Rochelle (FEMA) dans sa version restaurée en 4K, en avant-première de sa sortie en salles.

Au-delà de la projection des films, Ciné-Tamaris développe des formats innovants comme les ciné-concerts ou les karaokés autour des œuvres de Jacques Demy. Une façon de contribuer au renouvellement des publics ?

Agnès Varda - autoportrait dans son studio rue Daguerre DR
En effet, parce que le public est multiple, et que chaque film peut résonner différemment selon la façon dont on le présente. Ciné-Tamaris est là pour valoriser cette richesse du catalogue. C’est pourquoi avec mon frère Mathieu, nous est venue l’idée de proposer tous les films musicaux de Jacques en karaoké. Cette année, nous allons plus loin : lors du FEMA, le film Les Demoiselles de Rochefort sera présenté en version karaoké accompagné d’un orchestre et d’une chanteuse en direct. Ce sera un événement festif, interactif, collectif… et un peu fou aussi ! Puisqu’aujourd’hui nous avons tous la possibilité de voir les films seul chez soi, il faut réfléchir à la façon d’offrir au public une véritable expérience de cinéma. Alors pourquoi ne pas venir en salles chanter tous ensemble Soudain l’été, ou Nous sommes deux sœurs jumelles ou La Chanson de Maxence ?

C’est la première fois que vous proposez cette expérience karaoké ?

Il y a eu il y a quelques années quelques séances de ciné-karaoké tout à fait ! Les Demoiselles de Rochefort seront projetées en soirée de clôture du samedi 5 juillet 2025 au Festival de La Rochelle. L’orchestre jouera un medley des musiques de Michel Legrand. La chanteuse Barbara Carlotti et le journaliste Xavier Leherpeur viendront animer la soirée et veilleront à ce que tout le monde chante. C’est une première ! J’aurais peut-être des détracteurs, mais je m’en fiche ! Les salles de cinéma doivent être des lieux de vie, que ce soit par l’intermédiaire de festivals ou d’autres types d’événements. Et puis, parler de « renouvellement des publics » suppose avant tout d’aller vers eux. Il faut accepter que les jeunes regardent un film sur un téléphone ou une tablette, que le rapport à l’image a changé et qu’il existe une nouvelle cinéphilie. Selon moi, peu importe l’écran, tant qu’il y a la rencontre. Et parfois, la rencontre se fait sur Netflix, sur Arte.tv, sur Mubi ou sur le service public qui maintenant a une offre gratuite sur le digital…. . Je me souviens avoir été souvent décriée lorsque j’ai voulu rendre nos films accessibles sur les plateformes au début de leurs implantations en France. Mais aujourd’hui, un jeune qui découvre Peau d’Âne sur son ordinateur peut très bien avoir envie d’enchaîner avec Lady Oscar, Parking ou L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, ou Lola.  Et ça, c’est gagné !

Les Demoiselles de Rochefort - Karaoké 1966 - 2025 Ciné-Tamaris

Vous venez de lancer Mémoires en images, une plateforme d’éducation à l’image dédiée aux étudiants en cinéma. Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Transmettre, c’est vraiment ce qui me porte. Et il est important de réfléchir à la façon dont on souhaite faire vivre nos archives. C’est dans cet esprit que nous avons imaginé il y a quelques annése ce projet Mémoires en images, inauguré cette année sur la plage du CNC au Festival de Cannes, avec une première étape intitulée Revisiter le montage d’Agnès Varda – Les Glaneurs et la Glaneuse. Il s’adresse aux futurs réalisateurs, monteurs, scénaristes, chefs opérateurs... en leur donnant accès à plus de 50 heures de rushes tournés par Agnès Varda. Ils peuvent désormais les monter librement, selon leur propre regard, leur propre sensibilité. Cette plateforme développée avec la technologie de l’INA leur donne la possibilité de s’approprier cette matière brute pour créer leur propre version du film, et faire un film d’école. C’est une manière concrète et vivante de transmettre un geste de cinéma. Cette plateforme d’éducation à l’image a été créée en collaboration avec l’INA avec le soutien du CNC, de la Villa Albertine, Netflix, CHANEL, Ola Strøm et YGGDRASIL, la Cinémathèque française, l'Institut Lumière, ArteKino, mk2 Films, The Criterion Collection, Janus Films et la Margaret Herrick Library, Academy of Motion Picture Arts and Sciences. Aujourd’hui, ce programme se déploie en France — avec la Fémis, l’EICAR — et à l’international, notamment avec Columbia Université à New York. Ce qui nous touche particulièrement, c’est de voir dialoguer les regards d’étudiants venus de cultures différentes, chacun réinterprétant le geste d’Agnès à sa manière.

Parmi les actions menées en faveur de la valorisation du catalogue de Ciné-Tamaris, les expositions et les partenariats avec de grandes institutions. Est-ce là une façon de faire vivre l’œuvre d’Agnès Varda autrement que par ses films ?

Cette année encore, nous avons plusieurs expositions importantes : au musée Carnavalet avec Le Paris d’Agnès Varda, au musée Soulages à Rodez avec Je suis curieuse. Point. Ou encore à la médiathèque Michel-Crepeau dans le cadre du festival FEMA, avec de beaux portraits de Jacques Demy par Agnès. Ces lieux permettent de montrer l’étendue de son œuvre : ses photographies, ses films, ses installations, ses objets, son regard sur la société, l’architecture... C’est passionnant pour moi de concevoir ces expositions. Ce ne sont pas que des hommages, ce sont des récits visuels, des narrations nouvelles. À Rodez, par exemple, on part de son enfance à Sète, on traverse un peu sa vie à travers un parcours photographique , des extraits de films jusqu’à ses dernières créations vidéos. Nous publions à cette occasion non pas un catalogue classique mais une revue d’été, Les Rêveries d’Agnès, aux éditions Delpire, imaginée pour provoquer un coup de cœur chez le lecteur.

Benoît Decron, le directeur du musée Soulages, m’a donné carte blanche pour sa dernière exposition, conçue comme un dernier clin d’œil à Agnès qu’il a bien connue et qu’il considère comme une artiste qui a su sortir des sentiers battus. Elle savait se remettre en question, trouvait pour chaque projet une narration possible, et a traversé le siècle et les technologies. Agnès a commencé avec une chambre noire, un roleiflex, puis un appareil Leïca, puis est passée au cinéma sur tous les formats : 16mm, 35mm, le numérique en 1999 avec Les Glaneurs… C’était une femme curieuse de la vie, des autres, qui a fait de la photographie le fil conducteur de toute sa carrière.

Ciné-Tamaris est une petite structure. Comment vous organisez-vous ?

Nous sommes en effet une équipe de quatre ou cinq personnes tout au plus, avec un fonctionnement à la fois artisanal et familial. Ce modèle singulier s’appuie largement sur un réseau de partenaires, publics et privés, avec lesquels nous tissons des liens durables, fondés sur la confiance et des valeurs communes. J’ai rejoint l’aventure en 2007, à la demande d’Agnès, quittant ainsi mon métier de costumière. Je ne pensais pas y consacrer ma vie… et pourtant, je suis toujours là. Ce sont souvent les petites choses qui donnent du sens à ce que nous faisons : un enfant qui découvre Les Demoiselles de Rochefort, une étudiante qui analyse Sans toit ni loi, un festival qui programme Cléo de 5 à 7… Chaque rencontre nourrit notre engagement. Et ces mêmes rencontres nourrissent les projets autour d’envies partagées. Ces projets naissent souvent d’eux-mêmes, même s’il m’arrive parfois d’en initier certains. La force et la notoriété de l’œuvre d’Agnès et de Jacques suscitent naturellement des propositions. Dernier exemple en date : le Musée national de l’histoire de l’immigration nous a sollicités pour intégrer des photogrammes de Sans toit ni loi dans une exposition consacrée au regard du cinéma sur les migrations. Nous recevons aussi beaucoup de demandes d’universitaires, d’étudiants qui travaillent sur les films. Nous leur cédons gracieusement les droits d’exploitation de certaines images. Cela a un coût, bien sûr, mais c’est aussi notre façon de construire notre réseau : dans le partage et la circulation des œuvres.

Quels sont vos autres projets ?

Nous préparons une exposition au Brésil, à l’Institut Moreira Salles à São Paulo, sur les photographies d’Agnès lors de ses voyages dans les pays socialistes. Il y aura aussi des rétrospectives à Pékin. Et toujours cette envie de faire circuler les œuvres. Créer des expositions, concevoir des installations, travailler avec des artistes d’aujourd’hui, c’est ce qui nous anime. L’idée étant de tisser des liens entre les œuvres et les gens, de décloisonner. Et de dire que le patrimoine, ce n’est pas figé : c’est une matière vivante, qui peut encore émouvoir, questionner, émerveiller. Au risque de me répéter, mon engagement, c’est celui de la transmission. Faire rayonner ces films, les partager… tant qu’on les regarde, qu’on les commente, qu’on les discute… ils vivent ! C’est aussi ce qui m’anime dans mon travail de consultante pour MK2, où je contribue à la gestion de leur catalogue magnifique, les frères Nathanaël et Elisha Karmitz ont la même approche que moi et nous partageons les mêmes engagements J’aime cette possibilité de faire vivre d’autres œuvres, au-delà de celles de mes « petits morts chéris ».