« The Servant », miroirs déformants

« The Servant », miroirs déformants

Dirk Bogarde et James Fox dans « The Servant » de Joseph Losey.
Dirk Bogarde et James Fox dans « The Servant » de Joseph Losey. Les Acacias
Alors que la Cinémathèque française organise une grande rétrospective consacrée à Joseph Losey, ressort en salles, en copies restaurées, l’un de ses chefs-d’œuvre, fruit de sa première collaboration avec le dramaturge Harold Pinter. Voici dix choses à savoir sur The Servant.

Au début des années 60, Joseph Losey sort épuisé et déprimé du tournage d’Eva avec Jeanne Moreau, film dont il attendait beaucoup et qui s’est soldé par un échec public. Il a également tourné un « petit » film de science-fiction horrifique, Les Damnés, pour le compte du mythique studio britannique Hammer. Joseph Losey met beaucoup d’espoir dans The Servant, un vieux projet qui refait soudainement surface. Par sa modernité et son audace dramatique, il va (re) lancer la carrière du cinéaste (re) affirmant les thèmes récurrents de son œuvre : la solitude, l’enfermement, les rapports de classe, le double maléfique, l’intrus dans la maison...

The Servant est l’adaptation d’une nouvelle du Britannique Robin Maugham, neveu de Somerset Maugham, parue en 1948. L’auteur s’inspirait d’une expérience vécue. En effet, celui-ci avait loué une maison avec un valet de chambre dont le comportement ambigu le gênait. Le domestique avait fini par introduire dans la demeure un jeune homme, le présentant comme un membre de sa famille, et se disait prêt « à l’offrir » à son maître. Dans la nouvelle – et le film – ce n’est plus un vague neveu mais sa sœur que le valet parvient à faire embaucher dans la maison du jeune aristocrate.

L’Américain Joseph Losey, victime de la chasse aux sorcières, s’exile en Europe à partir de 1952 et trouve refuge en Angleterre où il poursuit sa carrière de cinéaste. En 1954, il dirige pour la première fois Dirk Bogarde dans La Bête s’éveille et lui propose alors la lecture de la nouvelle de Maugham. Il faudra attendre près de dix ans pour que The Servant refasse surface. Dans ses entretiens avec Michel Ciment, Joseph Losey (*) explique : « Alors que je travaillais sur Eva à Rome, Dirk Bogarde me téléphona et m’apprit qu’il existait un scénario tiré de The Servant par Harold Pinter, commandé par Michael Anderson. » Losey va se rapprocher de Pinter et « doubler » Anderson – moyennant douze mille dollars. 

Cette première collaboration entre Joseph Losey et le dramaturge britannique Harold Pinter se poursuivra avec l’écriture d’Accident en 1967, toujours avec Dirk Bogarde, puis Le Messager en 1971 qui obtient la Palme d’or. Le cinéaste et l’écrivain avaient en projet une adaptation de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Si le film ne voit pas le jour, il reste un scénario baptisé Le Scénario Proust, édité chez Gallimard.

Pour The Servant, Losey confie logiquement le rôle d’Hugo Barrett, le valet, à Dirk Bogarde. Il l’avait déjà fait jouer dans La Bête s’éveille et le dirigera dans Pour l’exemple (1964), Modesty Blaise (1966) et Accident (1967). Dans la peau du jeune Tony, l’aristocrate sûr de lui qui va peu à peu tomber dans les filets de son majordome, le cinéaste persuade son propre agent Robin Fox d’engager son fils, James, qui trouvera le rôle le plus saillant de sa pourtant longue carrière. La sœur supposée de Barret, Vera, est campée par Sarah Miles, future icône du Swinging London. Miles était alors la fiancée de James Fox. Selon les versions, c’est d’ailleurs l’actrice qui aurait imposé le jeune homme. Enfin, la promise de Tony, Susan, est interprétée par Wendy Craig que Losey considère injustement comme « la seule erreur du film ». (*)

Vera, la sœur supposée de Barrett est l’un des personnages pivot de l’intrigue. C’est elle qui, en séduisant Tony, va entraîner sa chute. Pour autant, Vera reste un mystère jusqu’au bout. Tour à tour manipulatrice et manipulée, victime et femme fatale, naïve, voire totalement écervelée et perverse. « Joe [Joseph] Losey avait une idée précise du personnage de Vera, explique Sarah Miles dans les bonus vidéo du film (StudioCanal). Une version plus classique de la vamp, de la jeune femme sexy. En lisant son rôle, j’ai vu son innocence. Pour moi, c’était un pion, et je voulais l’interpréter toute innocente, comme une petite fille. Joe n’était pas sûr, mais une fois que j’ai dit quelques répliques à ma façon, je pense qu’il a été conquis. » Sarah Miles retournera avec Joseph Losey, près de vingt ans plus tard dans Steaming (1985). 


L’une des scènes emblématiques du film est la séquence dite « du restaurant ». Le couple formé par Tony et Susan s’attable pour déjeuner. La caméra va bizarrement délaisser plusieurs fois les deux protagonistes pour s’intéresser à la conversation d’autres clients, créant une véritable étrangeté. Les deux protagonistes semblent ainsi relégués au second plan. Au départ, la séquence a été tournée de façon linéaire en un seul face-à-face entre Susan et Tony. Losey a finalement revu sa copie pour créer une rupture de style qui entre en écho avec deux autres séquences placées aux extrémités du film : lorsque Tony emmène sa fiancée chez ses parents à la campagne au début et la partie de balle dans les escaliers entre Barrett et Tony à la fin. À ces deux séquences que Losey a voulues « surréalistes », il en fallait une autre au cœur même du film pour créer un équilibre stylistique. Voilà ce que Losey a demandé à Harold Pinter pour l’écriture de la séquence du restaurant : « Des vignettes. Un jeune évêque et son coadjuteur, deux lesbiennes, une jeune fille du monde et son escorte. » (*)    

La musique tient un rôle central dans le film. Elle est signée du Britannique John Dankworth, connu pour avoir composé la musique du générique de la série télévisée culte, Chapeau melon et bottes de cuir. Il avait déjà travaillé avec Joseph Losey pour Les Criminels (1960). Dankworth a écrit la chanson jazzy que l’on entend à plusieurs reprises dans The Servant, Leave it alone, it’s all gone. C’est la femme du compositeur, Cleo Laine, qui l’interprète. Les paroles sont de Harold Pinter. « Il y a trois arrangements différents pour cette chanson, explique le cinéaste. (*) Le premier est très simple, le second est plus complexe, et le troisième est vraiment difficile à la fin – il est atonal. Elle est chantée de façon différente. » L’entêtement que provoque cette chanson est au diapason de l’intériorité de plus en plus chaotique de Tony. Dankworth signera également les musiques de Modesty Blaise et Accident.

« Ce film a été agréable à faire : tout le monde aimait tout le monde, explique Joseph Losey. Quand il fut fini, les producteurs commencèrent à se faire du souci. Ils dirent : “Vous savez, ce n’est pas commercial, ça ne marchera pas”, et bien sûr le film a marché. Et ce fut même pour moi le début d’une nouvelle carrière et d’une nouvelle vie. » (*) La modernité affichée de The Servant est aussi et surtout un marqueur pour le cinéma britannique qui, à l’image de la société tout entière, va bientôt plonger dans ce que le Time Magazine baptisera le Swinging London, une parenthèse enchantée où tous les codes vont exploser.   

The Servant est présenté en catimini à la Mostra de Venise à l’été 1963 dans une copie de mauvaise qualité. À défaut de créer un quelconque scandale, le film de Losey est purement et simplement ignoré par la critique et le jury. La carrière du film est donc très mal engagée avant qu’un cadre de la Warner, sous le charme, décide de le sortir dans une salle branchée de Londres. Le bouche-à-oreille fonctionne et les cinéphiles se pressent pour le voir, créant un véritable effet de mode autour du film. Il connaîtra bientôt le même sort en France et dans toute l’Europe avant de séduire le reste du monde. The Servant est aujourd’hui considéré comme l’un des sommets de la carrière de Losey.

(*) Kazan – Losey Édition définitive – Entretiens, de Michel Ciment (Stock) 

The Servant

Réalisation : Joseph Losey
Scénario : Harold Pinter
Photo : Douglas Slocombe
Musique : John Dankworth
Produit par Norman Priggen et Joseph Losey 
Distribution : Les Acacias