Thierry Jousse : « Youssef Chahine a épousé toute l’histoire du cinéma ! »

Thierry Jousse : « Youssef Chahine a épousé toute l’histoire du cinéma ! »

14 novembre 2018
Cinéma
Ciel d'enfer de Youssef Chahine
Ciel d'enfer de Youssef Chahine Tamasa Distribution

Auteur d’une œuvre à la fois « pointue » et populaire, le cinéaste égyptien est aujourd’hui célébré dans une exposition à la Cinémathèque française. Thierry Jousse, réalisateur et ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, décrypte les différentes facettes de son cinéma.


Quand avez-vous découvert le cinéma de Youssef Chahine ?
A fin des années 70, au moment de la sortie d’Alexandrie Pourquoi ? (1978) qui avait été bien accueilli par la critique française. C’était son premier film autobiographique mais ça, je ne le savais pas encore. Le film m’a beaucoup marqué par sa grande liberté de ton, son aspect très personnel. C’est vraiment quand je suis entré aux Cahiers du Cinéma en 1988 que mon rapport avec lui a évolué. Je me souviens d’une rencontre informelle lors du Festival de Cannes 1990 où il présentait Alexandrie encore et toujours à la Quinzaine des Réalisateurs. Nous marchions sur la croisette avec Serge Toubiana, qui dirigeait alors la revue, et nous avons croisé Youssef Chahine. Je comprends immédiatement à la façon très cordiale de nous saluer qu’il fait partie « de la famille ». Il avait un côté très chaleureux. Je découvre donc Alexandrie encore et toujours. Je réalise alors à quel point son cinéma est en rupture dans le monde arabe.

C’est-à-dire ?
Alexandrie pourquoi ?, puis La mémoire (1982) et ensuite Alexandrie encore et toujours, sont des films où Youssef Chahine parle de lui à la première personne, une chose alors jamais vue dans cette région du monde. C’est très novateur mais pas très bien vu. La mémoire c’est à la fois  8 ½ de Federico Fellini ou All That Jazz de Bob Fosse. Il y a un côté collage, très grinçant, baroque. Le film est hanté par la mort. C’est déjà une comédie musicale qui se projette dans une autre dimension, qui rompt avec l’âge classique. Chahine se permet tout. Il n’est toutefois pas dans l’introspection à l’européenne. Son introspection à lui est très extériorisée, elle passe par le spectacle. Là-dessus, il rejoint Jean Renoir pour qui le spectacle était envisagé comme la vérité ultime.

Etait-il pour autant un cinéaste rebelle ?
C’est quelqu’un qui a tenu bon, qui s’est obstiné pour faire du cinéma. Il est allé très jeune dans une école de cinéma à Pasadena à Los Angeles, ce qui était quand même une sacrée aventure. C’est cette énergie qui définit Chahine, plus qu’un quelconque esprit de rébellion. Il vient d’un milieu de la moyenne bourgeoisie d’Alexandrie. Alexandrie à cette époque (Chahine est né en 1926) est très cosmopolite, multiculturelle. Son cinéma est au diapason, à la fois très intégré aux studios égyptiens de l’âge d’or avec des films à vocation populaire portés par des stars et des films plus pointus, plus « auteur », comme Ciel d’enfer avec Omar Sharif, qui doit d’ailleurs à Chahine de l’avoir révélé.

Ce côté foisonnant, n’empêche-t-il pas une cohérence d’auteur ?
Son cinéma est certes très difficile à classer mais on peut associer ça à cette liberté d’esprit et de ton que j’évoquais à l’instant. Je suis allé une fois au Caire pour l’interviewer. Cette ville ressemble à ses films,  ça grouille de partout, ça ne s’arrête jamais, rien n’est vraiment régulé…  Chahine fait partie de ce monde, mais il domine les choses. Comme tous les grands metteurs en scène, c’est quelqu’un de très rigoureux dans son approche de la mise en scène. A l’intérieur des films c’est vrai, il y a des mélanges, des métissages, des croisements incessants. Gare centrale (1958) en est la parfaite illustration. L’action se passe au sein d’une gare où tout le monde se croise : les riches, les pauvres, des gens de différents horizons… C’est très chorégraphié comme cinéma. Il y a un mélange de maîtrise et de désordre. Cependant, il se situait dans une tradition classique, je l’ai toujours entendu dire que la Nouvelle Vague, par exemple, ne l’intéressait pas. Chahine ne manifestait pas en permanence le fait qu’il était un auteur. J’ai coutume de penser que ce ne sont pas les auteurs qui font les films mais les films qui font les auteurs.

Youssef Chahine a eu un rapport privilégié avec la France…
Il a reçu une éducation multiculturelle à Alexandrie. Il a appris le français qu’il parlait très bien. L’arrivée de la gauche en France en 1981 a favorisé les rapports entre notre pays et les cinéastes étrangers. En Egypte, l’âge d’or du cinéma est terminé. Le pays tout entier change de visage, le cosmopolitisme disparait, les intellectuels de gauche deviennent minoritaires et Chahine a du mal à faire ses films. Il se tourne vers la France pour pouvoir les financer. Adieu Bonaparte (1985) est la parfaite illustration de ce rapprochement même si le sujet peut être clivant. Il y aura aussi la rencontre décisive avec le producteur aventurier Humbert Balsan. En 1997, il reçoit le Prix du 50ième anniversaire au Festival de Cannes pour Le Destin, qui acte cette reconnaissance internationale.

On évoque souvent la musique pour unifier son œuvre, est-ce une bonne manière d’aborder les choses ?
Oui et en même temps ce serait réducteur. Dans les années 60, par exemple, il y a une partie de sa filmographie peu montrée en France, qui est très influencée par le cinéma moderne européen. L’aube d’un nouveau jour (1964) évoque une femme qui s’ennuie, on dirait du Michelangelo Antonioni ! Il y a aussi Le choix (1970), un polar schizophrénique. La musique ne domine pas ces films. Dans Ces gens du Nil (1968) ou La Terre (1969), on retrouve une forte influence du cinéma soviétique des années 30. Chahine n’a jamais cessé d’explorer des pistes différentes, un peu comme s’il avait épousé dans son œuvre toute l’histoire du cinéma. La dimension musicale reste il est vrai primordiale surtout pour quelqu’un qui a grandi en regardant les comédies musicales égyptiennes et hollywoodiennes. D’ailleurs ses premières comédies musicales ne sont pas particulièrement novatrices et correspondent aux canons de l’époque. C’est beaucoup plus tard que l’on va retrouver une vraie singularité dans sa façon d’aborder le genre, à partir du Retour de l’enfant prodigue (1976), tragédie politique presque brechtienne mais avec des ballets. Plus que la musique, c’est le côté chorégraphique qui caractérise son cinéma.
 

Youssef Chahine, honoré par la Cinémathèque

Du 14 novembre 2018 au 28 juillet 2019, la Cinémathèque rend hommage à Youssef Chahine à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition. En plus d’une exposition, réalisée grâce à l’importante collection conservée par la Cinémathèque, une rétrospective est proposée aux cinéphiles.