« Un simple accident » vu par son coproducteur français

« Un simple accident » vu par son coproducteur français

26 septembre 2025
Cinéma
Un simple accident
"Un simple accident" de Jafar Panahi Memento

Le producteur français Philippe Martin des Films Pelléas raconte le processus de production du long métrage de Jafar Panahi, inspiré par ses années de détention. Une œuvre tournée dans la clandestinité, avant d’être couronné par la Palme d’or à Cannes cette année et choisi pour représenter la France dans la course à l’Oscar du meilleur film international.


Comment s’est déroulée la première rencontre avec Jafar Panahi ?

Philippe Martin : Cette collaboration a débuté il y a plusieurs années, quand je lui ai proposé de réaliser un film pour la 3e Scène, la plateforme digitale de l’Opéra de Paris que je dirigeais à l’époque. Le principe était de commander à des artistes des films courts, visibles en ligne, qui évoquaient l’opéra. J’ai donc fait cette proposition à Jafar Panahi et le dialogue s’est établi par l’intermédiaire d’un artiste iranien qui vit en France, Pooya Abbasian, un de ses plus proches amis, essentiel dans ses relations avec la France et dans la fabrication de ses films. Jafar a réalisé un film magnifique, Hidden, qui raconte comment une femme est interdite par les religieux de son village d’être regardée quand elle chante. Mais nous n’avions pas pu nous rencontrer, puisqu’à ce moment-là, il lui était interdit de sortir d’Iran. Nous ne le ferons que plus tard quand, une fois son interdiction levée, il viendra à Paris. Sa partenaire française, Hengameh Panahi – qui s’est occupée de la vente de tous ses films – étant décédée en novembre 2023, il cherchait une nouvelle façon de travailler. C’est là que j’ai pu lui exprimer toute mon admiration et lui proposer de produire son prochain film.

Comment a-t-il réagi ?

Il m’a tout de suite prévenu que, tournant de façon secrète en Iran, et n’étant jamais certain que son tournage puisse aller à son terme, il voulait être le seul à prendre ce risque-là. De toute façon, il ne pouvait pas y avoir de transfert d’argent. Je lui ai proposé de faire comme il en avait l’habitude et qu’une fois le tournage terminé, je lui rembourserai tout ce qu’il avait dépensé avant de prendre en charge la postproduction et l’exploitation. C’est ainsi que nous sommes tombés d’accord.

Tout s’est fait dans le secret.
 

Saviez-vous déjà, à ce moment-là, de quoi parlerait le film ?

J’ai fini par recevoir un scénario avant le tournage, seulement quelques jours avant le dépôt à l’Aide aux cinémas du monde (ACM), pour laquelle nous avons candidaté début septembre 2024 et reçu une réponse positive en février 2025. En général, les scénarios de Jafar ne circulent pas. Si ses comédiens ou techniciens du film sont interrogés, ils peuvent dire : « Nous tournons une scène, mais nous ne connaissons pas l’histoire dans sa globalité. » Quand Jafar leur parle du récit, c’est toujours de manière orale. Ils n’emportent aucun document écrit chez eux.

On imagine que le tournage a eu lieu sous une tension permanente, par peur des dénonciations…

Tout s’est fait dans le secret, et moi-même je n’ai eu que des infos parcellaires tout au long du tournage… Personne ne doit savoir où il tourne. Il faut comprendre que le régime iranien essaie de mettre la main sur tout ce qu’il peut car il veut savoir à tout prix ce que va raconter le nouveau film de Jafar Panahi. Dans la toute dernière ligne droite du tournage, une quinzaine de policiers a débarqué pour saisir les rushes… Ils ont pris la caméra, pensant que les images s’y trouvaient, mais heureusement les rushes étaient ailleurs. Ils ont finalement rendu la caméra mais menacé d’arrêter l’équipe. Cela ne s’est heureusement pas produit mais Jafar a alors pris la décision d’arrêter le tournage pour ne mettre en danger personne. Il restait une séquence à tourner qu’il a réalisée encore plus clandestinement et qui a nécessité de nombreux effets spéciaux car il ne pouvait plus la tourner en extérieur comme c’était prévu.

Quelles ont été les grandes étapes de votre travail de producteur au fil de ce projet totalement singulier ?

J’ai commencé par chercher des partenaires : un distributeur et un vendeur à l’étranger. J’ai pris la décision de proposer le film uniquement à Memento et MK2, sans faire d’enchères, à un prix que je jugeais juste, et de passer à quelqu’un d’autre si jamais ils déclinaient. Les deux ont été immédiatement enthousiastes mais je ne leur ai montré le film que très tard, seulement une fois la copie finalisée. Je ne voulais pas qu’ils voient un montage intermédiaire avec un mauvais son ou des effets spéciaux manquants.

Du fait que vous la financiez, toute la postproduction s’est-elle déroulée en France ?

Oui, à Paris principalement. Nous avions prévu de demander le Cinéworld, l’équivalent au Luxembourg de l’ACM, mais cela impliquait de faire une partie de la postproduction là-bas et j’ai vite compris que ce serait trop compliqué pour Jafar de se partager entre la France et le Luxembourg, lui qui n’avait jamais fait de postproduction ailleurs qu’en Iran. Nous avons donc été aidés à hauteur de 50 000 €, le minimum possible sans postproduire sur place. Tout le reste du financement est français.

 

Comment avez-vous collaboré avec Jafar Panahi durant cette phase de postproduction ?

Je lui ai présenté des techniciens que je connais et que j’apprécie particulièrement : une monteuse son, un mixeur, un étalonneur… La version mixée faisait deux heures, mais nous étions plusieurs à trouver le film trop long. J’ai donc demandé une consultation de montage à Juliette Welfling qui a rendu une analyse extrêmement précise, en proposant des coupes. Jafar, qui était déjà rentré à Téhéran, n’avait plus d’équipe de montage. Il a donc commencé à faire des propositions de coupes via WhatsApp qu’il effaçait dès qu’elles étaient envoyées : si on lui prenait son téléphone on ne trouverait aucune image du film. Dès qu’il les recevait, Pooya (Abbasian), qui se trouvait alors sur une île en Grèce, les intégrait au film et les envoyait à la salle de montage à Paris pour que nous puissions finaliser la version qui serait montrée au comité de sélection de Cannes. Ce moment a été très intense. J’ai été marqué par la réactivité de Jafar : il a coupé près de vingt minutes en dix jours, je n’ai pas vu ça souvent ! J’ai compris ce que c’était de toujours travailler dans l’urgence. Nous avons fait les corrections de mixage sans lui, et la première fois qu’il a découvert Un simple accident terminé sur un grand écran, c’était lors de la projection à Cannes !

Si Jafar Panahi avait l’autorisation de voyager, étiez-vous certain que son équipe pourrait le rejoindre pour cette présentation cannoise ?

Absolument pas car tout a été très compliqué jusqu’à la dernière minute. Ils avaient certes obtenu leurs visas en amont, mais ils ont ensuite été convoqués par la police, un par un. Jafar les accompagnait à chaque fois et attendait à l’extérieur. Là, nous leur avons dit en substance : « Vous avez le droit d’aller à Cannes, mais nous vous le déconseillons car tout ce que vous allez faire, tout ce que vous allez dire sur place sera retenu contre vous au retour. » De vraies menaces. La dernière comédienne à avoir été convoquée la veille du départ est celle qui joue la photographe, Maryam Afshari. La convocation était beaucoup plus menaçante que pour les autres et, à ce moment-là, Jafar m’a prévenu qu’il pensait que c’était fini, qu’ils ne pourraient pas partir. Jusqu’au décollage de leur avion, nous ne savions pas s’ils pourraient venir, car tous les jours l’aéroport de Téhéran reçoit une liste de gens interdits de quitter le territoire, même s’ils ont un visa valide… Maryam et la comédienne qui joue la mariée ont eu le courage infini de ne pas céder, elles ont monté les marches sans voile. Mais Maryam n’est toujours pas rentrée en Iran depuis Cannes…

J’ai été marqué par la réactivité de Jafar : il a coupé près de vingt minutes en dix jours, je n’ai pas vu ça souvent !

Comment avez-vous vécu ce festival qui verra Un simple accident repartir avec la Palme d’or ?

Pour avoir déjà présenté de nombreux films à Cannes, je sais que nous ne pouvons rien anticiper de l’accueil d’un film. Mais pendant la projection, j’ai senti que ça prenait. Quand 2 000 personnes sont totalement silencieuses puis rient aux bons moments, vous savez que le film les a happées. Dans la foulée, la presse a été excellente, les distributeurs étrangers enthousiastes, et les ventes se sont enclenchées immédiatement. Tous les territoires avaient été vendus avant même l’obtention de la Palme d’or pour des montants élevés, il y avait beaucoup de concurrence : Neon, qui distribue le film aux États-Unis, a presque triplé son offre de départ ! Et puis, le lendemain du palmarès, comme il l’avait toujours dit, Jafar est rentré en Iran. Ce matin-là, quand je les ai quittés, lui et son équipe, je n’avais aucune idée de ce qui allait leur arriver. Mais la foule qui est venue les accueillir à la descente de l’avion les a protégés, les autorités n’ont pas osé intervenir. Et ce d’autant moins que dans les jours précédant le palmarès, des sympathisants du mouvement Femme, Vie, Liberté avaient lancé comme mot d’ordre : Ne touchez pas à Jafar Panahi ! Une façon de dire que s’il lui arrivait quelque chose, les opposants au régime se mobiliseraient à nouveau.

Quand la décision de tenter de concourir pour la France dans la course à l’Oscar du meilleur film international a-t-elle été prise ?

J’avais ça dans un coin de ma tête depuis le début. Je savais que Jafar n’avait jamais pu concourir aux Oscars, l’Iran n’ayant jamais présenté un seul de ses films. Après la Palme d’or, les choses se sont clarifiées. Un temps nous avons envisagé qu’il représente le Luxembourg jusqu’à ce que l’Académie des Oscars nous dise qu’elle ne validerait pas cette proposition, la coproduction était trop minoritaire. Mais nous avions déjà décidé que nous candidaterions pour la France car les éléments pour l’éligibilité de la candidature étaient réunis : Jafar passe beaucoup de temps en France, sa fille y vit depuis douze ans, il a un passeport « talent », la postproduction s’est faite en France, le financement est français. Apprendre le 17 septembre qu’Un simple accident représenterait la France aux Oscars a été une immense joie pour Jafar Panahi comme pour moi.

UN SIMPLE ACCIDENT

L'affiche du film Memento

Réalisation et scénario : Jafar Panahi

Production : Jafar Panahi Productions, Les Films Pelléas, Pio & Co, Arte France Cinéma, Bidibul Productions

Distribution : Memento

Ventes internationales : MK2 Films

Sortie le 1er octobre 2025.

Soutien sélectif du CNC : Aide aux cinémas du monde (ACM) avant réalisation