Vasken Toranian : « Dans Le Monde de Kaleb, j’assume et revendique ma non-neutralité de cinéaste »

Vasken Toranian : « Dans Le Monde de Kaleb, j’assume et revendique ma non-neutralité de cinéaste »

10 novembre 2022
Cinéma
« Le Monde de Kaleb » de Vasken Toranian.
« Le Monde de Kaleb » de Vasken Toranian. JHR Films

Dans son premier long métrage documentaire pour le cinéma, Vaksen Toranian filme le clan de solidarité qui s’est construit autour d’un enfant de 10 ans et de sa mère éthiopienne sans papiers. Une aventure de quatre ans dont il nous dévoile les coulisses.


Comment avez-vous rencontré le jeune Kaleb et sa mère, qui sont devenus les héros de votre documentaire ?

Mon film parle de rencontres fortuites et de hasard pour arriver à former une famille. La bataille administrative pour obtenir des papiers pour Betty, la mère de Kaleb, n’est qu’un prétexte pour raconter cette famille qui s’est choisie. Et ce sont des rencontres fortuites et le hasard qui m’ont conduit vers Kaleb. Tout a commencé par ma rencontre avec le couturier Jean-Luc Rambure qui m’a demandé de réaliser un film sur son métier. À cette époque, c’est un dandy fringuant, un couturier parisien qui déborde de classe et d’élégance dans son atelier magnifique. Je tourne un documentaire en noir et blanc, sans me douter qu’il va m’ouvrir les portes des maisons de haute couture comme Hermès ou Chanel pour lesquelles je vais tourner des films publicitaires. Une dizaine d’années plus tard, je revois Jean-Luc et je découvre qu’il n’est plus tout à fait le même homme, le temps ne l’a pas épargné. Mais je le vois retrouver de la lumière et de la splendeur dès qu’il est en présence du jeune Kaleb, le fils de la femme de ménage de l’immeuble où il vit. Je comprends assez vite qu’il est devenu un grand frère de substitution pour Kaleb et qu’il s’est investi dans le combat de sa mère Betty pour obtenir des papiers. Ils sont comme une famille. Ça m’a profondément touché et j’ai eu envie de raconter cette famille qui s’était choisie à travers un film qui va prendre forme au fur et à mesure, emporté par le réel. Je suis persuadé qu’un documentaire s’écrit au tournage car on comprend l’histoire qu’on raconte à force de la vivre et de la capter en images. 

Lorsque je l’ai rencontrée, Betty n’était pas juste une sans-papiers. C’était quelqu’un qui n’existait pas !

Comment réagissent Betty et Kaleb à votre proposition ? Ils acceptent immédiatement ?

Pas du tout. J’ai dû convaincre Betty. Au départ, j’ai fait fausse route. Il se trouve que je suis d’origine arménienne et que beaucoup de personnes de ma famille ont connu le génocide, à commencer par mes arrières-grands-mères. Pour moi, il existe deux types de comportements chez les personnes rescapées. D’un côté, celles qui sont dans la revendication, qui ont besoin d’extérioriser cette douleur de manière cathartique à travers le militantisme. Mon père en faisait partie. Et il y a celles qui ne peuvent pas se confronter à ce drame, qui n’arrivent pas à en parler. J’ai pensé à tort que Betty faisait partie de la première catégorie avant de comprendre qu’elle appartenait à la deuxième. Je m’en suis aperçu quand j’ai compris qu’elle se vivait comme une sorte de fantôme. Lorsque je l’ai rencontrée, Betty n’était pas juste une sans-papiers. C’était quelqu’un qui n’existait pas ! Elle n’a en tout cas aucune preuve de son existence sur cette Terre : pas plus en France qu’en Éthiopie ou au Soudan, pays par lequel elle est passée et où elle a vécu un enfer pendant dix ans. Lorsqu’elle a fini par arriver en France, elle dormait dans une chambre de 8 mètres carrés, et partageait son lit avec Kaleb ! Si j’avais voulu faire du Monde de Kaleb un pamphlet misérabiliste, il me tendait les bras. Mais mon but était tout autre et je voulais le faire comprendre à Betty qui, au départ, était juste d’accord pour que je filme Kaleb.

Comment avez-vous réussi à la convaincre ?

Le lien de confiance s’est construit au fil de ces quatre années de tournage. Au début, Betty avait peur de moi et je peux la comprendre. Qu’est-ce qu’une femme comme elle, dans une telle situation, pouvait avoir à faire de mes intentions artistiques ? Il pouvait y avoir quelque chose d’obscène. Alors je lui ai donné ma parole que mon film aurait une fin heureuse et que je n’arrêterais pas de tourner tant qu’elle et Kaleb ne seraient pas tirés d’affaire. On a tous œuvré dans ce sens, y compris ma propre famille qui a tout fait pour les aider, par exemple pour que Kaleb puisse voir un médecin grâce à une orthophoniste arménienne, qui s’est prise d’affection pour lui, alors que sans carte Vitale, il ne pouvait pas avoir de rendez-vous. C’est ainsi que la confiance s’est construite.

Votre documentaire montre les rebondissements administratifs ubuesques par lesquels Betty va passer pour obtenir ses papiers et que sans doute vous n’auriez jamais osé mettre dans une fiction par manque de crédibilité…

Et encore, je me suis freiné ! (Rires.) La réalité était plus kafkaïenne, mais la montrer ainsi aurait fait dévier le film de son centre.

 

En effet, il y a toujours chez vous cette volonté de montrer la lumière au bout de chemin même dans les moments d’abattement…

Je ne voulais pas enfoncer des portes ouvertes. Et, surtout, ce qui m’émeut, c’est le geste de tendresse au moment où on ne l’attend pas. Je sais que beaucoup de gens dans notre pays nourrissent énormément de fantasmes autour de la spectacularisation de la misère, confondant le réel avec ce qu’en montrent les chaînes d’info. En tant que cinéaste, on peut vous intimer de faire ressentir la douleur comme si une Betty devait souffrir 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Or elle a aussi droit à des moments où elle s’amuse. C’est ce que j’avais envie de montrer et c’est ce qui a constitué ma ligne directive.

Mon premier réflexe au montage a d’ailleurs été de couper tous les regards de Betty vers la caméra quand elle me montre ses papiers.

Arrive ce dénouement heureux dont vous parliez. Comment avez-vous vécu et filmé ce moment où Betty et Kaleb sortent de la Préfecture avec leurs papiers ?

Ce n’était pas la première fois que je venais filmer à la Préfecture et on avait connu plusieurs douches froides. Donc, ce jour-là, mes genoux tremblaient. L’attente était interminable car je ne pouvais pas rentrer dans le bâtiment. Alors quand je les vois au loin, je peine d’abord, par émotion, à faire le point. Ce sera d’ailleurs la première et dernière fois durant ces quatre années de tournage qu’on verra un regard caméra puisqu’il n’y a, dans Le Monde de Kaleb, ni interview ni voix off. Mais l’émotion qu’on vit tous à ce moment-là en accueillant la bonne nouvelle, avec un rayon de soleil qui se met soudain à transpercer le ciel, se transmet de cette manière. Je me suis demandé si ce n’était pas une erreur. Mon premier réflexe au montage a d’ailleurs été de couper tous les regards de Betty vers la caméra quand elle me montre ses papiers. C’est mon monteur qui m’a proposé une version où, à l’inverse, tout était totalement assumé. Et c’est celle qu’on a gardée. Parce que ça traduit au fond tout ce qu’est le film et ma non-neutralité de cinéaste.

Comment arrive-t-on justement sur la table de montage à faire un film d’à peine une heure à partir d’un tournage qui s’étend sur quatre ans ?

Tout choix est un renoncement. Ce montage en a été la parfaite illustration puisque j’ai mis de côté 99,99 % de ce que j’ai filmé. Avec mes rushes, il y avait 30?000 histoires à raconter et je me suis d’ailleurs perdu dans mes premières versions où l’on finissait par oublier Kaleb. Une fois que j’en ai pris conscience, ça a été simple. J’ai pu trancher dans le vif sans douleur pour arriver à ce récit concentré sur une heure. Car je sais que je n’ai rien tourné pour rien, que je n’aurais pas obtenu le même résultat sans ces centaines d’heures de rushes. D’autant plus qu’il n’est pas impossible que ces images rejaillissent dans d’autres circonstances, dans un autre de mes films. Qui sait ?

LE MONDE DE KALEB

Réalisation : Vasken Toranian
Scénaristes : Vasken Toranian et Tristan Benoît
Photographie : Vasken Toranian
Montage : Sercan Sezgin. Musique : Julie Roué
Production : Agat Films & Cie et Ex Nihilo
Distribution : JHR Films
En salles le 2 novembre 2022

Soutiens du CNC : aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial) ; Aide à la distribution - fonds images de la diversité (2022) : Aide au programme 2021 (aide à la distribution)


Le film est présenté dans le cadre du mois du doc.