Gustav Mahler au cinéma, la symphonie des maux

Gustav Mahler au cinéma, la symphonie des maux

26 mai 2021
Cinéma
Mort à Venise
Mort à Venise Alfa Films-PECF

Il y a cinquante ans, Luchino Visconti recevait la Palme d’or pour Mort à Venise, libre adaptation du court roman de Thomas Mann. Dirk Bogarde y incarnait un compositeur en plein tourment créatif et affectif, inspiré de la figure de Gustav Mahler. De Terrence Malick à Ken Russell en passant par Gaspar Noé, la musique de l’Autrichien a inspiré les cinéastes.


Mort à Venise (Luchino Visconti, 1971)

C’est un homme fatigué, fardé de poudre blanche qui hante tel un spectre l’île du Lido à Venise. 1911, la Sérénissime est ravagée par une épidémie de choléra qui oblige Gustav von Aschenbach à vivre en quasi reclus au milieu des autres pensionnaires du prestigieux Hôtel des Bains. La vision d’un jeune garçon à la beauté gracile, Tadzio, va le fasciner au point de lui faire perdre la raison. Lorsque Thomas Mann écrit son court roman, La Mort à Venise, publié en 1912, l’auteur est très affecté par la mort de Gustav Mahler (1860-1911). Le compositeur à la vie animée par de violentes passions inspire, en effet, le personnage principal. En adaptant le roman au cinéma, Luchino Visconti renforce ce rapprochement, superposant la musique de Mahler à l’agonie de von Aschenbach. Pour preuve, l’utilisation de l’Adagietto de la Symphonie n° 5 et sa puissante mélancolie dans les derniers instants du film. Dirk Bogarde dans la peau de cet homme au bord de l’abîme n’a pas besoin d’ouvrir la bouche pour exprimer sa souffrance, chaque envolée de la symphonie agit comme des coups de poignards. Le film est récompensé du prix du 25e anniversaire du Festival de Cannes par un jury présidé par Michèle Morgan. 

Mahler (Ken Russell, 1973)

« Theodor Adorno a comparé la symphonie mahlérienne à un roman en ce qu’elle enchaîne les épisodes différents et des péripéties souvent inattendues au lieu de développer des matériaux connus et de respecter un schéma préétabli », explique Marc Vignal dans son Dictionnaire de la Musique (Éd. Larousse). En transposant à l’écran la vie du compositeur, le cinéaste anglais Ken Russell se donne pour ambition d’orchestrer à l’aide de sa caméra une symphonie mahlerienne. Il reprend le motif du roman de Thomas Mann (les derniers jours du compositeur installé à Venise à son retour de New York) et donc le cadre du film de Visconti, dans lequel il va ensuite insérer de longs flash-back. La vie de Mahler (incarné par Robert Powell) défile sous nos yeux : l’enfance au sein d’un foyer violent, l’antisémitisme, sa conversion au catholicisme pour pouvoir diriger l’orchestre de Vienne, sa relation tourmentée avec Alma, la mort de leur fille, son exil américain et enfin la maladie qui le ronge. Ken Russell signe un film baroque où les effets se télescopent tout comme les époques. Le réalisme supposé du récit est sans cesse parasité par un onirisme fantastique. La musique de Gustav Mahler est bien sûr omniprésente par un audacieux montage. Ainsi, des extraits de la 1ère, 5e, 7ème et de la 9ème symphonie se croisent et se décroisent le temps d’une séquence illustrant sa jalousie maladive envers Alma. Ken Russell a toujours considéré ce film comme son plus réussi. Il était en compétition lors du Festival de Cannes 1974.

Irréversible (Gaspar Noé, 2002)

« Le temps détruit tout... » nous dit Philippe Nahon au tout début d’Irréversible, annonçant ainsi le programme à venir. La caméra virevolte dans les airs créant des boucles vertigineuses. Des lumières syncopées traduisent un danger. Pour nous immerger dans ce chaos, Gaspar Noé utilise un extrait de la 9ème symphonie de Gustav Mahler qui se fait entendre de façon discrète et subtile. La musique vient en effet se mélanger aux bruits ambiants. Le vent du dehors empêche la symphonie de se déployer. Lorsque Gustav Mahler a composé cette symphonie, il n’osa pas lui donner le chiffre neuf, « écrasé » par la référence à la « neuvième » de Beethoven. Cette composition se caractérise par son tempérament à la fois éruptif et apaisé, où les changements de rythme sont légion. Beaucoup voyaient d’ailleurs dans cette partition une danse macabre. C’est sans aucun doute cette noirceur qui a plu à Gaspar Noé. Dans les premiers temps de son film – épopée à rebours d’un homme qui entend venger le viol de sa femme – il y a d’emblée cette impression d’un monde condamné aux ténèbres.  

The Tree of Life (Terrence Malick, 2011)

Dans The Tree of Life, Terrence Malick rompt avec les codes classiques du cinéma et libère sa mise en scène des contraintes spatio-temporelles. Il lance alors une série de films qui s’apparentent à des transes métaphysiques et philosophiques où sa caméra flottante offre un point de vue inédit sur le monde. Dans ce processus créatif, la voix off et la musique deviennent des personnages à part entière et conditionnent de l’intérieur le récit. À l’instar de Stanley Kubrick et son 2001, l’Odyssée de l’espace, Malick veut toucher l’indicible via le recours aux grands compositeurs de musique classique. Outre Bach, Berlioz, Brahms ou Gorecki, Malick convoque ici Mahler et sa Symphonie n° 1, Titan. Cette symphonie en ré majeur a été composée à l’âge de 28 ans et les inventions formelles ont dérouté une grande partie du public allemand qui n’acceptait pas que l’on remette ainsi en question les sacro-saintes « lois » de la musique. Terrence Malick ne peut qu’être touché par ce poème symphonique audacieux qui fera dire à Theodor Adorno : « [Gustav Mahler] est le compositeur le plus métaphysique depuis Beethoven. » The Tree of Life suit les tourments existentiels d’une famille américaine des années 50 à nos jours. En 2017, avec Song to Song, Terrence Malick utilisera un extrait de la Symphonie n° 2, Résurrection.

Le Dernier Coup de marteau (Alix Delaporte, 2014)

« Pour ressentir des choses avec la musique, tu n’as pas forcément besoin de t’y connaître. Tu fermes les yeux, puis tu commences à voir... Je ne sais pas moi : de l’eau, une forêt, des enfants qui passent... Ça te rend triste, gaie, ça te donne envie de bouger des montagnes... », explique à son fils Victor (Romain Paul), Samuel (Grégory Gadebois), un chef d’orchestre qui s’apprête à diriger la 6ème symphonie de Gustav Mahler. L’enfant, qui rencontre pour la première fois son père, ne connaît rien à la musique. C’est pourtant en assistant aux répétitions de Samuel avec son orchestre qu’une intimité sera rendue possible. Une intimité que les mots et les regards ne pouvaient pas encore exprimer. Le titre du film fait référence aux trois coups de marteau qui concluent la 6ème symphonie de Mahler. Ce dernier voulait exprimer les trois moments qui ont ébranlé son existence : la mort de sa fille de la scarlatine en 1907, son départ de l’Opéra de Vienne où planait le spectre de l’antisémitisme et la découverte de sa maladie qui allait l’emporter. La maladie est d’ailleurs au cœur du film d’Alix Delaporte, puisque la mère de Victor, Nadia (Clotilde Hesme), est atteinte d’un mal incurable. Le Dernier Coup de marteau, sélectionné à la Mostra de Venise en 2014 a valu à Romain Paul le prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune acteur.