Rencontre croisée entre Alexandre Cornu et Laurent Duret, deux producteurs qui accompagnent les fictions sur les nouveaux supports

Rencontre croisée entre Alexandre Cornu et Laurent Duret, deux producteurs qui accompagnent les fictions sur les nouveaux supports

30 avril 2020
Création numérique
Spleen (Les films du Tambour de soie) - Panama Al Brown (Bachibouzouk)
Spleen (Les films du Tambour de soie) - Panama Al Brown (Bachibouzouk) Les films du Tambour de soie/Bachibouzouk
Producteurs de documentaires, Alexandre Cornu et Laurent Duret se sont diversifiés en proposant des contenus spécifiquement digitaux. Retour sur leurs choix et leurs méthodes dans un écosystème de production où le modèle économique reste à trouver.

Comment vous êtes-vous orientés vers le numérique ?

Laurent Duret DR

Laurent Duret (Bachibouzouk) : Mon attrait pour les nouvelles technologies remonte à loin. Au collège déjà, je programmais des jeux de PONG… Quand je vais au Musée national des Arts et Traditions populaires et que je regarde la vitrine des micro-ordinateurs, je me rends compte que je les ai tous eus : le TO7, le Commodore 64, l’Atari… Je me suis même occupé d’une émission télé, Cosmic Connexion, entièrement adressée aux extraterrestres ! Arrivé aux Films d’ici, j’ai développé de nouvelles écritures avec de belles productions comme un webdoc en série sur la guerre de 14-18 qui a été l’un des plus gros succès d’audience du site d’Arte. Et ma décision de basculer sur le numérique vient d’un constat : on perd une audience qui ne regarde plus la télévision mais qui est en demande de contenus audiovisuels. Il faut aller chercher ce public où il se trouve, c’est-à-dire derrière un écran d’ordinateur ou de smartphone.

D’autre part, on trouve là une plus grande liberté éditoriale face à des télévisions qui se sont formatées et renfermées sur elles-mêmes ces dernières années. Aujourd’hui, une partie de l’activité de Bachibouzouk, que j’ai créé voilà 5 ans, développe la narration sur téléphone à travers les réseaux sociaux. Nous avons fait par exemple La Barricade, une série documentaire sur Twitter de 20 épisodes de 3 minutes sur le 24 mai 1968 qu’on a diffusée heure par heure, 50 ans plus tard. On a également conçu dès le départ Panama Al Brown comme une BD documentaire qui pourrait être lue dans le métro ou en mobilité.

Alexandre Cornu Pierre Gayte

Alexandre Cornu (Les films du Tambour de soie) : Les films du Tambour de soie se sont créés en 1987, et se sont immédiatement orientés vers le documentaire. Je me suis dirigé vers les nouvelles formes créatives en 2011 grâce à ma rencontre avec un jeune auteur qui m’avait proposé de faire un webdoc sur la campagne des primaires du Parti Socialiste (Il était une fois au PS). Je suis parti, la fleur au fusil, convaincre Rue89 et LCP - qui n’avaient jamais fait ça - de nous accompagner sur ce projet qui montrait une autre façon de faire de la politique. Ça m’a beaucoup plu même si l’économie créative du projet était complexe. On était pauvres mais libres. J’ai continué petit à petit en développant des webséries, de la VR jusqu’à en faire un des axes forts de ma structure. Maintenant, je suis vraiment sur un trépied : il y a les documentaires avec les chaînes de télévision, des longs métrages d’animation et ce que j’appelle les «  webtrucs ».


Sur quels projets travaillez-vous en ce moment?

Laurent Duret : Je développe actuellement J12, une fiction de Camille Duvelleroy de 29 épisodes de 3 minutes - que j’espère tourner dès qu’on pourra de nouveau s’embrasser - sur un couple de femmes face au désir d’enfant. Cette série a été pensée pour être diffusée sur Arte.tv et sur Instagram.

Alexandre Cornu : Je viens de finir Spleen, une websérie très ambitieuse de Florian Beaume qui raconte une partie de la vie de Charles Baudelaire et qui doit être diffusée sur France.tv. On  va également terminer en juin le premier chapitre de Lumières, une installation en réalité virtuelle qui invite le spectateur à explorer l’histoire de l’éclairage. Cela fait suite à Lumière sur la ville, un documentaire produit il y a deux ans sur le même sujet pour Arte.

 

Vous avez chacun développé des partenariats avec des musées, l’audiovisuel est-il une nouvelle piste pour attirer les visiteurs dans ces lieux ?

Alexandre Cornu : En raison du grand nombre de films sur l’art que nous avons produits, nous avons effectivement tissé des liens forts avec des institutions culturelles. Les musées s’interrogent beaucoup sur ces nouvelles formes artistiques. Ils les intègrent dans des parcours d’exposition. Le Musée d’Orsay cherche même à organiser un lieu à l’intérieur du musée dédié aux œuvres immersives. Nous sommes force de proposition dans ce domaine. Nous développons ainsi, pour le Musée d’Orsay, Rue de l’Avenir, une expérience immersive qui s’appuie sur l’exposition universelle de 1900 à Paris durant laquelle un tapis roulant permettait de parcourir l’ensemble de l’exposition. On va faire revivre cela aux spectateurs qui découvriront Paris tel qu’ils ne l’ont jamais vu.

Laurent Duret : Je me permets de préciser, Alexandre, qu’une grande partie de la muséographie passe par les appels d’offres auxquels on répond en faisant face souvent à une concurrence assez effrénée - surtout s’ils sont sans coûts d’objectifs. C’est souvent le moins cher qui gagne ! Le musée est le lieu des expérimentations. Il faut inventer de nouveaux dispositifs pour accrocher les spectateurs d’âge et de langue différents. Pour La Villette, nous avons développé le musée numérique de leurs Micro-Folies, ces plateformes culturelles au service des territoires… Chaque dispositif technique peut produire aussi son propre contenu et le partager et devient un espace événementiel. Aujourd’hui, il y a près de 700 Micro-Folies à travers le monde.

Dans quelle économie réalisez-vous ces projets ?

Laurent Duret : Il n’y a pas d’économie type. Il nous arrive de nous associer avec des partenaires comme Arte et dans ce cas-là, on est sur un modèle traditionnel qui se rapproche de l’économie de télévision. Avec la VR, on est sur une économie de LBE (Local Base Entertainment), c’est-à-dire un financement via un lieu de spectacle, un musée. Et puis, quand nous avons des productions de type applicatif, on devient notre propre éditeur et distributeur, avec des investissements propres plus importants. A chaque projet, il faut trouver de nouvelles solutions. En tout état de cause, la puissance publique est très clairement derrière nous. Le Fonds d’aide aux Expériences Numériques  permet désormais à des projets sans diffuseur d’être éligibles. Aujourd’hui, il n’y a pas une seule recette.

 

 

Alexandre Cornu : Je suis d’accord avec Laurent. J’ai travaillé avec une plateforme – France.tv - et une coproduction étrangère sur un mode « traditionnel».  On arrive à une économie correcte même si c’est beaucoup plus risqué qu’une fiction pour une grande chaîne. J’ai fait aussi des expériences immersives pour lesquelles je cherche des lieux d’accueils. C’est sur l’exploitation qu’on va pouvoir trouver une économie. Les expériences partagées sont clairement plus rentables que les expériences individuelles, car le casque empêche une exploitation plus large. Maintenant, on se pose tous la question de savoir si l’après-confinement sera propice à partager des expériences.

Les modèles ont-ils trouvé leur rentabilité ?

Laurent Duret : Heureusement, sinon on fermerait boutique et on ne produirait plus. Ce qui est clair, c’est que les marges ont fondu. Comme on fait moins de marges, on est obligés de développer plus de projets, d’être plus inventifs ou de restructurer les façons de produire. Avec les courts métrages interactifs - comme Moi, j’attends, une expérience de narration tactile inspirée d’un roman graphique - distribués sur les stores, on observe une longue traîne puisque cela fait six ans que l’application est régulièrement téléchargée. Parfois, on se retrouve mis en valeur par Apple au Canada sans savoir pourquoi et on en vend 5000 d’un coup. L’argent reçu sert à faire les mises à jour et donc à garder le process vivant. La grosse différence pour moi c’est qu’il n’y a pas de second marché, c’est-à-dire qu’on ne peut pas revendre à des chaînes étrangères. Quand on produit une œuvre pour Instagram, on la produit dans le monde entier. En plus, les Gafa ont parfaitement compris qu’ils pouvaient avoir du contenu sans mettre un centime. Leur grande force est de posséder un réseau. Seul Facebook a investi sur quelques vidéos.

Alexandre Cornu : C’est vrai qu’on cherche encore le bon modèle économique, surtout pour la VR. On expérimente beaucoup. Pour l’instant, j’en ai surtout retiré une expérience personnelle riche sur le plan créatif. J’ai rencontré des propositions inédites et j’ai beaucoup appris. C’est un nouveau langage. Mais c’est sûr que je ne peux pas faire que ça.

Laurent Duret : On voit, il est vrai, apparaître des auteurs comme Simon Bouisson, Camille Duvelleroy, qui développent une écriture pour les nouveaux médias et, à mon sens, préparent l’avenir. République, imaginé par Simon Bouisson, est à mon avis, le premier d’une lignée de films interactifs. C’est passionnant d’assister à la naissance d’une nouvelle grammaire du cinéma.

Avez-vous des échanges sur ce défrichage de nouveaux territoires entre producteurs de contenus numériques ?

Laurent Duret : Nous sommes quasiment tous regroupés dans une association, PXN (producteurs d’expériences numériques). PXN nous permet de servir d’interface dans les discussions avec les institutions et de partager nos retours d’expériences. C’est un trop petit marché pour que nous soyons concurrentiels les uns avec les autres, donc il y a beaucoup d’entraide. On a même monté l’année dernière une exposition d’une quinzaine d’œuvres pour la faire tourner.

Alexandre Cornu : Les producteurs qui travaillent sur ces chantiers-là se sentent reliés par quelque chose, c’est vrai. On échange beaucoup sur les avancées technologiques. On réfléchit à faire perdurer nos œuvres dans le temps, à augmenter leur public. Ça m’avait beaucoup surpris au début, moi qui viens du documentaire où les gens n’osent pas trop dire sur quoi ils travaillent.