Florent Castelnérac : « Avec Nadeo, on innovait avec naïveté »

Florent Castelnérac : « Avec Nadeo, on innovait avec naïveté »

30 avril 2019
Jeu vidéo
TrackMania
TrackMania Nadeo - DR

Florent Castelnérac est l'un des fondateurs et directeurs de l'entreprise de développement de jeux vidéo Nadeo (2000), rachetée en octobre 2009 par Ubisoft. Rencontre avec celui qui a réalisé les jeux de la série TrackMania et le titre ShootMania Storm…


Comment en êtes-vous venu à travailler dans l’univers du jeu vidéo ?

Lorsque j’étais plus jeune, je jouais beaucoup aux jeux vidéo. Je me suis orienté vers l’informatique et les images de synthèse et je me suis inscrit en Informatique et Mathématiques Appliquées à l’ENSIMAG de Grenoble. Parallèlement, j’ai monté avec des amis (Xavier Bouchoux, Jean-Sébastien Luce et Damien Quilot) un club de jeux vidéo entre étudiants. J’ai découvert assez tard qu’un ancien élève de mon école avait travaillé à Ubisoft. Ce fut le déclic : je me suis rendu compte qu’on pouvait à la fois être ingénieur et travailler dans ce domaine, chose que je n’aurais jamais imaginée. Après mes études, j’ai intégré une entreprise qui voulait réaliser des dessins animés à base de moteurs de jeux. Des membres de mon club m’y ont rejoint ; certains travaillent d’ailleurs encore avec moi aujourd’hui. Après deux ans, la bulle internet a clôturé notre aventure. Nous allions nous retrouver à la rue. Pascal Herold, le fondateur du groupe, m’a proposé de monter une entreprise ensemble. J’ai accepté et nous avons reconstitué l’équipe.


 

Comment se sont passés les débuts de ce projet ?

Les deux premières années se sont déroulées dans d’assez bonnes conditions. Mais nous n'avions pas de projet, personne n’avait d’expérience et nous n’étions que des ingénieurs avec un seul graphiste. Nous avons donc fabriqué des outils nous permettant de réaliser des jeux rapidement et facilement. Nous entrions en phase de redressement judiciaire lorsqu’Olivier Torreilles est arrivé avec l’idée de puzzles. Avec son aide gracieuse, nous avons réussi à créer un mode de construction qui alliait notre moteur physique et nos outils. Il fallait créer le meilleur circuit possible et le tester en conduisant pour trouver la trajectoire idéale. C’est ainsi qu’est né TrackMania. J’ai fait des niveaux, je les ai amenés à ma famille pour les faire tester durant les périodes des fêtes. L’un des puzzles avait des « cuts » cachés permettant d’accéder à un circuit. Curieusement, c’est ce parcours qui a scotché mes deux beaux-frères à l’écran durant toutes les festivités. En retournant au studio, je me suis dit qu’on ne pouvait pas passer à côté du système de courses et qu’on allait même aller plus loin et le proposer en réseau.


 

Avez-vous rencontré des difficultés pour trouver un éditeur ?

Avec notre concept de niche, notre manque d'expérience et nos graphismes, j'ai eu du mal à trouver un éditeur. J’ai dû forcer pour convaincre Focus Interactive. Nous travaillions comme prestataire pour Virtual Skipper, un jeu de voile populaire en France. Focus Interactive voulait une suite et j’ai marchandé : je voulais bien faire Virtual Skipper 3, s’il prenait aussi TrackMania. Focus Interactive l’a donc sorti en France, mais sans succès. Ils ne nous ont malgré tout pas laissés tomber parce qu’ils y croyaient eux-aussi. Nous l’avons donc retravaillé et nous avons présenté une version internationale à la Game Connection de Lyon. Plusieurs distributeurs étrangers ont accepté de travailler avec nous, ce qui a permis de lancer TrackMania à l'international, six mois après sa sortie française. Nous avons ensuite fait des mises à jour gratuites pour les joueurs français. C’était en 2004 et les ventes du jeu ont décollé. Nous avons ainsi pu rembourser nos créanciers et payer les salaires (très) en retard. Ensuite, nous avons reçu les aides du CNC qui ont permis de maintenir le studio à flot. Si la moindre miette nous faisait survivre pendant des jours, le CNC nous a donné une superbe part de gâteau. Même légalement, au niveau du redressement judiciaire, cette aide a appuyé notre crédibilité.

Que représentait pour vous la sortie de ce premier jeu vidéo ?

TrackMania (la folie des circuits), c’est LE jeu de course. Lorsque deux personnes veulent s’affronter pour la compétition ou juste pour le plaisir, elles y trouvent des outils technologiques suffisamment simples, mais poussés, pour s'amuser. Pour terminer le jeu, nous avons dû recourir au « crunch » (période intense de travail de jour comme de nuit ndlr). J’ai fait deux nuits blanches d’affilée, je n’avais plus de force dans les doigts, mais nous avons réussi. Je ne suis pas pour le crunch, mais il faut le reconnaître, Nadeo a pu exister grâce à ça. Nous n’étions absolument pas professionnels. TrackMania est sorti le même jour que Virtual Skipper 3, un autre jeu de courses, sur le même fichier de lancement. Nous pensions faire d’une pierre deux coups. Cela a été un véritable bazar mais finalement ce fut un franc succès. Je pense que nous étions, sans le savoir et malgré notre inexpérience, en décalage avec l'industrie vidéoludique tout en étant dans les plus modernes. Nous innovions avec naïveté et cette méconnaissance nous a entraînés sur de nouveaux territoires. Ce sont nos outils, nos blocks, qui ont donné son identité au jeu. Aujourd’hui, je réapprends cette naïveté pour construire l’avenir de Nadeo.

Depuis TrackMania Turbo (2016) que prépare Nadeo ?

Depuis notre alliance avec Ubisoft en 2009, nous avons pu à la fois conserver notre identité et gagner en ambition. De studio indépendant mature qui fonctionnait bien, nous nous sommes retrouvés petite production dans cette grande entreprise. Avant de faire partie de leurs équipes, je faisais souvent des plans sur la comète pour nos jeux, sans les réaliser : j’avais trop peur de nous mettre en péril… Nous travaillions déjà par exemple sur QuestMania et ShootMania, mais les éditeurs ne voulaient pas s’engager sur cinq ans. Seul le succès de TrackMania et de ses suites les intéressaient. Depuis, j’ai ressorti sans souci ces projets des cartons.*

Nous préparons donc sereinement la période 2020 – 2030. Nous avons plusieurs projets encore secrets et nous posons les bases d’une forme de mutation. La décennie précédente avait commencé avec une quinzaine de personnes, et là il y aura une équipe d’une soixantaine de membres. Je réfléchis sur le long terme car les jeux vidéo sont importants et imposants. La technologie évolue rapidement et la concurrence est forte.

Avec l'arrivée fin 2019 de Stadia, le projet de plateforme de jeux de Google, on trouve un espace ouvert à un public plus large pas uniquement réservé aux gamers. Je pense que l’avenir du jeu vidéo est d'accentuer son côté polymorphe et de développer encore davantage cette notion de partage qui nous intéresse beaucoup. Atteindre les 34 millions d’installations, pour notre studio, c’est énorme. Mais l’avenir ne serait-il pas de faire de l’objectif des 100 millions une banalité ? Que chacun jeu devienne un phénomène culturel comme Fortnite ? Les utilisateurs partagent de multiples choses à travers le jeu. Il permet une évolution des mentalités, une dynamique sociale et une gymnastique de l’esprit. Ces plateformes pourraient bien être l'avenir du jeu vidéo.