« Laëtitia » : comment Jean-Xavier de Lestrade a transposé en série l'enquête d'Ivan Jablonka

« Laëtitia » : comment Jean-Xavier de Lestrade a transposé en série l'enquête d'Ivan Jablonka

24 août 2020
Séries et TV
Laëtitia
Laëtitia CPB FILMS - L’ILE CLAVEL - France Télévisions – Be-FILMS / RTBF (Télévision belge) – PICTANOVO
Adaptée du livre « Laëtitia ou la Fin des hommes », cette série de France 2 raconte le destin tragique d’une jeune fille de 18 ans, assassinée à Pornic en 2011. Son réalisateur et scénariste nous explique comment il a conçu cette fiction tirée d'un fait divers qui secoua la France entière.

Comment avez-vous découvert le livre d'Ivan Jablonka « Laëtitia ou la Fin des hommes » ?

Très simplement : j’en avais entendu parler, via un article ou une critique, et je suis allé l'acheter en librairie, à l'époque de sa sortie. C’est le genre de sujet qui me remue, qui me bouleverse parce qu’il touche à la condition des enfants, et à la justice. J’ai juste eu l’envie de le lire, pour moi. Je n’avais bien évidemment pas en tête l’idée de l’adapter. Mais le hasard veut qu'au même moment, j'ai reçu un coup de fil de Judith Louis (productrice de la société L'Île Clavel), qui m’a parlé de ce livre. Elle me disait qu'il fallait absolument le lire, et qu'il était nécessaire de l'adapter à l'écran. Elle m'a dit qu'elle pensait à moi pour le faire, mais ma première réaction a été de dire non ! Je ne voulais pas. Plus encore : je pensais que c'était une mauvaise idée.

Pourquoi ?

Parce que j'étais dans les dernières pages et je trouvais que le livre était incroyablement précis, avec la bonne distance par rapport au sujet qu'il traite. Avec en outre une véritable qualité littéraire. Franchement, je ne voyais pas ce qu'une œuvre audiovisuelle pouvait apporter de plus à ce que Jablonka avait déjà fait. A mon sens, on ne pouvait qu'abîmer son œuvre, son travail rigoureux d'historien, de sociologue, d'universitaire.

Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?

Il arrive, parfois, qu'un sujet s'empare de vous. Quelque part, il vous choisit. Je ne voulais clairement pas toucher à ce livre, mais après ce coup de fil, Laëtitia a fini par me posséder. Je pensais sans cesse à son destin, à ce qu'elle avait vécu. Petit à petit, des images ont surgi, des morceaux de dialogues, des scènes... Judith Louis a insisté et finalement j'ai dit oui. Par ailleurs, même si le livre fut un succès, je savais qu'on allait pouvoir toucher un public beaucoup plus large grâce à la télévision. C'était important pour moi d'élargir l'audience de Jablonka. Et puis, j'ai réalisé qu'on pouvait être complémentaire. Qu'une série Laëtitia, parlant avec des images, allait toucher une autre sensibilité chez les gens.

« Ne pas aller du côté du spectacle ou du divertissement »

Quels échanges avez-vous eu avec Ivan Jablonka par rapport à votre adaptation ?

Il avait reçu plusieurs propositions d'adaptations, alors notre première relation a consisté à voir si notre projet lui convenait. Je lui ai exposé mon point de vue et on s'est vite mis d'accord, parce qu'au fond, mon idée était de reprendre… son point de vue à lui ! Respecter ce qu'il a réussi, c'est à dire ne pas aller du côté du spectacle, du divertissement. Garder cette distance était, je crois, une condition sine qua non. Une fois cela posé, il a lu les scénarios, il a posé quelques questions, mais ne s'est pas mêlé de l'écriture des scripts. Ce n'est pas le même métier.

Son livre s'appelle « La Fin des hommes » et la série donne une vision très animale, bestiale, de la gent masculine... C'est quelque chose que vous avez essayé de retranscrire ?

Oui, évidemment. On ne peut pas échapper à cela aujourd'hui, après des millénaires de patriarcat. Quand on finit le livre, en tant qu'être humain et surtout en tant qu'homme, on est profondément touché. Il fallait que ce soit pareil avec la série. Parce qu'au départ, c'est la mère qui est victime, puis ses deux petites filles. Et à chaque fois ce sont des hommes qui sont la cause, même si eux aussi ont eu un parcours douloureux. On peut faire un parallèle entre le meurtrier Tony Meilhon et Laëtitia. C'est la même histoire. Ils ont eu une enfance semblable, marquée par de nombreuses tragédies. Mais on constate que quand les hommes subissent ce type de violence, une fois adultes, ils sont consumés par une telle tension intérieure que leur seule manière d'y échapper, c'est de devenir violents à leur tour, de faire subir cette violence à d'autres, et plus singulièrement aux femmes.

L'affaire Laëtitia Perrais vous avait marqué à l'époque ?

Très peu en fait, parce que c'est un moment où j'étais très occupé à préparer mon film La Disparition (pour France 2). Et quand on est occupé par un film, par le casting, le repérage, on est beaucoup moins poreux à d'autres histoires. J'ai surtout un souvenir très précis d'avoir entendu à la radio la disparition de Laëtitia ou l'arrestation de Tony Meilhon. Ça, je m'en souvenais bien. Mais je ne me souvenais plus du contexte, de la grève des magistrats, de la découverte du corps en deux fois...

« Il ne faut pas que les acteurs soient dans l'imitation »

Comment est-ce qu'on procède au casting d'une telle adaptation ? On cherche d'abord une ressemblance physique ?

On a essayé de se décaler légèrement de la réalité, en tournant ailleurs que là où ça s'est réellement passé. Laëtitia, c'est l'histoire de Laëtitia Perrais, mais aussi de toutes les Laëtitia. Donc on n'a pas cherché la ressemblance pour le casting. Noam Morgensztern ne ressemble pas forcément à Tony Meilhon, mais il a une énergie, il dégageait quelque chose que je pensais être très proche de Tony Meilhon. On oublie l'aspect physique. De même chez Marie Colomb, j'ai tout de suite ressenti quelque chose que j'imaginais très proche de ce que pouvait être Laëtitia. Et entre les deux, on avait cette alchimie qui permettait de donner une compréhension des événements, d'expliquer pourquoi elle l'a suivi ce soir-là... Sam Karmann est peut-être le seul à avoir une vraie ressemblance avec celui qu’il incarne, Gilles Patron. Mais ce qui m'a surtout intéressé, c'est qu'il exprime la même autorité. Pour les comédiens, c'est vraiment compliqué de jouer des personnages vivants ou ayant existé. Ça change beaucoup de choses dans leur jeu. Je n'ai jamais cherché à leur montrer des images tirées du réel parce qu'il ne fallait surtout pas qu'ils soient dans l'imitation ou dans le mimétisme. Mais on a pu leur faire passer des détails. J’ai par exemple transmis à Marie Colomb les copies des lettres testamentaires de Laëtitia, qu'elle avait écrites à la main. Je lui ai demandé de s'entraîner pendant des heures à recopier son graphisme, son orthographe. Écrire comme elle lui a donné quelque chose de Laëtitia, dans l'attitude, dans le corps.

Vous venez du documentaire, ça change votre approche, dans la mise en scène de ce genre de fiction ?

J'étais même journaliste au départ, donc j'ai gardé cette manière de m'approprier le matériau. J’ai au fond de moi une rigueur, une envie de rester proche du sujet. Après, quand on fait du documentaire, on développe une qualité très particulière : on apprend à d'abord regarder les gens, avant de commencer à filmer, pour brancher la caméra au bon moment. J'ai essayé de faire la même chose avec mes comédiens sur Laëtitia. Par exemple, la scène du viol, au « casse-pot », on ne sait pas exactement ce qu'il s'est passé là-bas. On a en discuté avec Marie Colomb et Noam Morgensztern. On a beaucoup cherché, essayé d'imaginer les gestes, les attitudes. On a passé plusieurs heures à penser cette séquence, à la mettre en scène, pour être au plus près des personnages, de ce qu'ils ont vécu, et de pouvoir la restituer.

Mais vous avez probablement dû faire très attention à la vérité judiciaire, pour éviter tout problème juridique ?

Tout à fait. On a eu beaucoup de discussions avec le juge d'instruction de l'époque, sur des points de détails, des précisions. Travailler dans ce cadre-là n’a pas été évident. Il faut réussir à faire travailler l'imaginaire, en tenant compte de données extrêmement précises, comme des bornes qu'on ne peut pas dépasser...

Laëtitia, en 6 épisodes, à voir sur France 2 à partir du 21 septembre 2020.