Comme est né ce projet de mini-série documentaire ?
Il s'agissait d'une proposition que m'ont faite Arte et la société de production Les Films d'ici. J'ai immédiatement dit oui, car les enjeux me paraissaient extrêmement importants et car je trouve admirable qu'une chaîne du service public souhaite aborder ce type de sujet.
Ce documentaire raconte l'histoire de la classe ouvrière en Europe, du XVIIIe siècle à aujourd'hui. Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ?
Son énormité. A la fois en termes d'espace-temps, mais également d'enjeux. Ce n'est pas une histoire qui est totalement ignorée, mais il fallait en parler autrement car elle est souvent abordée à travers un prisme soit idéologique, soit épique et romantique. Je voulais aller au-delà de ça : essayer de voir ce que cette histoire avait d'inconnu pour nous. Ce qui passe notamment par le fait de prendre des fragments qui sont connus, de ci, de là, et de les assembler dans une nouvelle configuration. Par exemple, le mouvement luddite, ce n'est pas une découverte, mais on l'intègre rarement à l'histoire de la classe ouvrière européenne. Il y avait aussi des motivations plus personnelles : mon sentiment qu'il était parfaitement nécessaire de faire ça, maintenant.
Le sujet est en effet colossal. Comment avez-vous travaillé et quels étaient vos objectifs ?
La préparation proprement dite a pris un an, ce qui n'est pas énorme. Je m'étais fixé un certain nombre d'objectifs dont un extrêmement important : sortir d'un point de vue idéologique mais aussi purement franco-français. Ma première démarche a donc été de chercher une sorte de réseau d'historiens européens afin d'échapper à ce risque d'enfermement hexagonal. J'ai choisi de travailler avec un conseiller scientifique qui est historien et professeur à Nanterre, et qui par ailleurs est au centre d'un réseau d'historiens de la classe ouvrière en Europe. Nous avons élaboré une maille de contacts. Mon deuxième critère, c'est que je suis réalisateur et que je fais un film, donc une fois que j'ai repéré les gens qui m'intéressent, encore faut-il que j'aie envie de les filmer ! La composante « désir », malgré le sérieux de l'entreprise, reste fondamentale. Ensuite, le problème que j'ai en termes formels, c'est que c'est une histoire qui se déroule sur 6 ou 7 pays dans mon film, sur plusieurs siècles, et qui se répète à des moments différents de pays en pays. L'Allemagne par exemple connaît des processus semblables à ceux de l'Angleterre, mais un siècle plus tard. Ce qui était fondamental, c'était d'éviter que les épisodes soient écrasés par la répétition. Une fois qu'une situation singulière a été traitée dans un pays, je n'y reviens pas. Il n'y a rien de plus terrible pour un film que de dire « Et pendant ce temps-là, c'est pareil à côté ! ».
Quelle a été votre réflexion quant à l'écriture de cette mini-série documentaire et à son découpage ?
J'ai suivi une double trame : une trame chronologique, ce qui était une demande forte d'Arte, et, à l'intérieur de celle-ci, une trame thématique. Je joue sur les deux registres. Dans tous mes films, je suis un principe de composition similaire : je fonctionne par fragments et je veux éviter la linéarité filmique. J'accepte qu'il y ait d'énormes ellipses et je juxtapose des fragments narratifs les uns à côté des autres en faisant toutes les impasses que j'estime devoir faire pour que le récit puisse avancer. Je n'allais par exemple pas attendre le quatrième épisode pour faire intervenir des ouvriers d'aujourd'hui, cela n'aurait eu aucun sens : ce sont des films qui n'ont de sens que par rapport à notre époque, il faut donc que ce soit là dès le début, comme un élément de choc, mais aussi de rapprochements de situations ou d'écarts entre les époques.
A quelles difficultés avez-vous été confronté au cours de ce travail ?
Tout d'abord, j'avais décidé de ne pas filmer d'usines en ruines, de ne pas enterrer le film sous cette image-là. C'est donc une restriction visuelle. Ensuite, aucune entreprise d'aujourd'hui ne m'a autorisé à filmer à l'intérieur de ses murs. Je n'ai pas de regrets par rapport à cela, mais l'addition des deux fait que j'ai un champ visuel extrêmement restreint. C'est une difficulté majeure, même si elle est compensée par la présence des gens, par les archives, par une certaine manière d'organiser le récit... L'autre difficulté, c'est le propre de la structure chronologique : plus on avance, plus l'histoire s'accélère. Donc sur le quatrième film, on est un peu limite par rapport à tout ce qu'il y avait à raconter. On a eu l'idée de faire un cinquième épisode mais ça aurait demandé une autre logique de tournage. Il y a d'ailleurs deux versions du quatrième épisode : une de 58m pour la TV, l'autre de 1h10 pour le DVD.
La série mêle témoignages et entretiens, images d'archives, séquences en animation... Comment avez-vous pensé la forme de ce projet ?
Je me suis posé la question tout au début : est-ce qu'il existe un dispositif formel unique qui puisse rendre compte de la richesse de cette histoire ? Je suis arrivé à la conclusion qu'il n'y en avait pas. J'allais donc devoir être dans une démarche hétérogène, utiliser tous les outils possible. Je voulais avoir beaucoup de lieux et beaucoup de gens, donc avec une trentaine de jours de tournage, il fallait filmer vite et simplement. Je n'ai pas voulu m'encombrer d'orgueil formel, mais tout mettre du côté de la narration, du récit.
Pourriez-vous nous en dire plus au sujet du travail en animation ?
C'est un outil formidable pour incarner des concepts, retrouver une dimension ludique qui est importante. J'en inclus souvent dans mes films. La représentation de la figure de l'ouvrier en animation nous a pris énormément de temps. Nous étions partis de l'idée qu'il devait être un personnage auquel on s’identifie. Nous imaginions donc un « bonhomme sympa », pour résumer ! Joris Clerté, qui a réalisé ces séquences animées, avait fait des essais allant dans ce sens, mais ça ne collait pas. Le bonhomme était trop gros, ou trop heureux, ou trop triste... Ca a duré quelques mois.
Puis je me suis dit qu'on se trompait : pour qu'on s’identifie à ce personnage, il ne fallait pas qu'il ait cet air caricatural. Nous sommes revenus à des graphismes des années 1920, d'inspiration constructiviste, en nous disant que l'important était qu'il ait de l'énergie, et qu'on s'identifiait bien à une silhouette si elle était intelligemment traitée. Et je voulais que le type de figure qu'on mettait en place n'appartienne qu'au film, soit singulière. L'animation est faite de trois « couches » : stop motion, 3D et 2D... C'est formidable à voir !
Cette mini-série utilise également de nombreux documents d'archives...
Oui, c'est quelque chose qui me tenait à cœur, et j'aime d'ailleurs faire ces recherches moi-même, je ne délègue pas cette étape, bien que je travaille avec une documentaliste. Les sources sont abondantes à partir de la fin du XIXe siècle. Mais pour les périodes antérieures, c'est plus compliqué. Il n'y a par exemple pas d'images du mouvement luddite. La variété des sources, sur tous les pays européens, a rendu ce travail difficile – sans parler des tarifs, parfois élevés. J'ai tendance à préférer les images fixes plutôt que les images filmées ; je trouve ces dernières souvent plus pauvres, avec moins de « regards ». En tout cas, dans un film comme celui-là, il n'y a pas une seule image qui doit être indifférente ou neutre.