Tracks, une autre idée de la culture

Tracks, une autre idée de la culture

14 décembre 2020
Séries et TV
Tracks
Tracks Hubert Amiel
Depuis 1997, Tracks, l’émission d’Arte s’emploie à parler de culture différemment à la télévision. Et bat au passage des records de longévité. Décryptage en compagnie de David Combe, l’un de ses rédacteurs en chef.

Le cyberpunk, les héros oubliés du rock’n’roll, la scène électro égyptienne au moment du Printemps arabe, la pensée écologiste radicale, le théâtre immersif, les superhéros indonésiens, la trap latino, le sinofuturisme post-numérique et les « trolls » du rap français... Ce joyeux inventaire n’est qu’un tout petit aperçu de la variété des milliers de sujets abordés par Tracks depuis sa création, en 1997. Au fil du temps, les reportages de l’émission d’Arte, conçus entre la France et l’Allemagne, ont fini par former une sorte d’épopée contre-culturelle du XXIe siècle naissant, un long voyage à la rencontre des artistes les plus novateurs, inventifs, avant-gardistes, géniaux ou bizarroïdes de leur temps.

« On s’intéresse aux innovateurs et aux pionniers, résume David Combe, l’un des deux rédacteurs en chef de l’antenne française du magazine, aux côtés de Jean-Marc Barbieux. Notre mission n’est pas de parler du marché de la culture, des nouveautés ou de faire de la prescription.

On veut mettre le créateur au centre du journalisme. On va à la rencontre de gens qui ont innové et on laisse de l’espace à l’œuvre pour qu’elle s’exprime.

Là où beaucoup de journalistes abordent la culture sous l’angle de « voilà ce qui compte » ou « voilà ce qu’il faut aimer », nous préférons donner les clés pour penser. On ne juge pas, on laisse le spectateur décider. »

Lancé à la fin des années 1990, sous la rédaction en chef de Christophe Tison, comme un magazine strictement musical d’une durée de 26 minutes, Tracks s’est ensuite transformé, tout en gardant sa case du vendredi soir, en émission multidisciplinaire, s’intéressant au cinéma, à l’animation, à l’activisme, aux cultures geek, aux sports extrêmes, aux arts plastiques, au spectacle vivant… Le point commun à ces multiples champs d’exploration ? Un appétit pour des cultures qu’on pourrait qualifier d’underground, de pop ou d’alternatives. Mais surtout pas de « sous-cultures » !

En France, le mot culture évoque un certain standing, analyse David Combe. Tracks, sans même l’avoir théorisé, est un peu la petite sœur des cultural studies, ces études sociologiques qui ont désacralisé la culture.

« La culture, ce n’est pas que dans les musées ! Il y en a partout, chez les pauvres, les dominés… Il n’y a pas de sous-culture. »

En vingt-trois ans d’existence, Tracks aura bien sûr assisté à l’explosion d’Internet et à la démocratisation de la vidéo. Et observé l’émergence d’une nouvelle génération de journalistes, venus grossir les rangs d’une équipe composée de permanents et de pigistes. « On a commencé l’émission au moment de l’invention des caméras DV, raconte David Combe. Des baroudeurs arrivaient à la rédaction avec des images ramenées de l’autre bout du monde, de véritables trésors de guerre, tournées dans des raves en Crimée ou des festivals en Zambie. Internet existait déjà, mais ces images étaient alors plus rares, plus précieuses. On les retravaillait avec eux. Aujourd’hui, ce genre de démarche est moins fréquente. J’ai lu une phrase intéressante récemment, qui disait qu’auparavant le journaliste allait à l’information alors qu’aujourd’hui, c’est l’information qui vient au journaliste. » À sa façon, en ayant par exemple pour règle d’or de ne jamais parler deux fois d’un même artiste, Tracks lutte pour que la curiosité reste l’impulsion première du journalisme : « Le journaliste de Tracks ne ressemble pas à un journaliste “ordinaire”, explique le rédacteur en chef. D’ailleurs, les jeunes qui sont en école de journalisme ne viennent pas frapper à notre porte. Il faut une certaine ouverture d’esprit pour travailler à Tracks. En revanche, on ne demande pas de carte de presse. Pas besoin non plus d’être pistonné ou d’avoir une grande expérience. On a toujours pensé que le journalisme était un métier qui s’apprenait en équipe. »

Portée depuis ses débuts par la voix off malicieuse et entraînante de Chrystelle André, Tracks attire chaque semaine 300 000 téléspectateurs, revendique 495 000 abonnés sur sa page Facebook et dit vouloir s’adresser à un public « de 15 à 125 ans ». « Je crois que les gens comprennent que c’est une émission qui ne cherche pas à vendre quelque chose, conclut David Combe. Ce qu’on propose, c’est de la liberté. On pousse les gens à être curieux et à s’émanciper. »

Bonus "tracks" - trois sujets emblématiques vus par david Combe

 

« Kin Sound »

« J’ai rencontré Renaud Barret dans une soirée. Il venait du monde de la pub mais m’avait parlé de son envie de filmer le Congo. Il nous a montré des images ramenées de Kinshasa complètement fascinantes. Il savait très bien parler à ses interlocuteurs, il n’était pas angélique, il évitait le côté Tintin qu’ont plein de journalistes quand ils vont en Afrique, il posait les bonnes questions et du coup il obtenait de super réactions. Mais surtout, il avait en face de lui des gens pour qui l’art était une urgence absolue. Ils avaient besoin de faire de la musique et faisaient preuve d’une créativité délirante. Tout ça tenait miraculeusement dans un sujet de huit ou dix minutes. Depuis, Renaud Barret a fait les films Benda Bilili ! et Système K. »
 

« Les punks à chiens »

« Notre journaliste Gabrielle Culand s’était intéressée à la question des punks à chiens et avait ramené tellement de matériel qu’on a décidé de diffuser le sujet en trois épisodes. C’est l’un de nos succès sur Internet, je crois même que les gens s’étrillent pas mal dessus ! Le reportage montre bien que ces punks à chiens, que la plupart des gens ont simplement tendance à trouver gênants, sont porteurs d’une véritable vision du monde. Ils estiment que le travail, c’est une souffrance absolue, et qu’il y a mieux à faire. Ils n’ont pas forcément échoué ou raté, ils ont fait un choix de vie. »

 

Le cinéma cousu main de Matthew Rankin

« J’ignorais totalement l’existence du réalisateur canadien Matthew Rankin avant qu’un de nos journalistes installés à Berlin ne nous en parle. Son film, Le Vingtième Siècle, est une proposition esthétique délirante, surréaliste, qui s’inspire des mémoires d’un premier ministre canadien assez barbant, une sorte de Raymond Barre local. Sauf que Matthew Rankin explique, de sa voix très douce, que comme il s’endormait souvent en lisant le livre, il a peut-être rêvé une partie de ces mémoires. C’est une sorte d’enfant illégitime de Guy Maddin et de Michel Gondry. »