« À plein temps », un survival du quotidien

« À plein temps », un survival du quotidien

16 mars 2022
Cinéma
Laure Calamy dans « À plein temps » d'Eric Gravel
Laure Calamy dans « À plein temps » d'Eric Gravel Haut et Court
Avec son deuxième long métrage, Éric Gravel raconte le quotidien d’une mère célibataire jonglant tant bien que mal entre les impératifs de sa vie professionnelle et personnelle, avant qu’une grève des transports ne fasse voler en éclats ce fragile équilibre. Un film social construit comme un thriller dont le réalisateur nous donne les clés.

Comment est née chez vous l’idée de raconter l’histoire de Julie, cette mère célibataire confrontée à une grève des transports qui vient mettre en péril l’emploi du temps déjà bien rempli de ses journées ?

Le point de départ d’À plein temps est venu de mon envie de parler de tous ces gens de banlieue qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler à Paris, après avoir emmené leurs enfants à la garderie. Je suis d’origine québécoise, mais j’habite en France depuis vingt ans. Et j’ai longtemps vécu en milieu urbain avant d’aller m’installer à la campagne, dans l’Yonne, pour réaliser ce rêve un peu cliché de retaper une vieille maison et d’avoir une vie meilleure. Je pensais alors faire un choix marginal, mais j’ai vite compris que je n’étais pas le seul, avant même que le Covid accélère ce mouvement. Des Parisiens qui, pour des raisons économiques, s’éloignent de plus en plus de la capitale pour trouver un nouvel équilibre familial, avant de découvrir que tout n’est pas aussi simple que ce qu’ils pensaient. Tout cela m’a inspiré cette histoire que j’ai commencé à écrire avant même la sortie de mon premier film, Crash test Aglaé, en 2017. J’ai compris que j’étais dans le juste quand, au cours de la grève s’opposant à la réforme des retraites fin 2019, je suis tombé sur le témoignage via Facebook de l’un des passagers du Transilien que je prends pour me rendre pour Paris. Il y décrivait sa journée d’homme fatigué. Et j’y ai reconnu Julie, mon personnage. Il n’y avait aucune critique concernant les grèves dans ses mots et dans la cinquantaine de messages qui lui répondaient. Tous expliquaient comprendre, voire soutenir le mouvement, mais avoir besoin de se confier sur un quotidien épuisant et parfois cauchemardesque. C’est exactement ce que je voulais montrer dans ce film.

Avec cette difficulté de ne pas tomber dans un pamphlet antigrève devant les dommages collatéraux qu’elle provoque chez votre héroïne. Comment vous y êtes-vous employé ?

J’avais pleinement conscience de jouer avec le feu. Mais je n’aime rien tant que les contradictions, que ces zones de gris. Les grèves allaient me permettre de parler à la fois du singulier et du collectif, avec cette idée que l’épuisement et la colère intérieure de cette femme constituent aussi une lutte de société. Sauf que, par son métier de femme de ménage, faire grève n’aurait que peu d’impact et qu’elle a besoin que d’autres portent ses revendications. Elle ne peut donc pas en vouloir aux grévistes ou être en lutte contre eux.

Pourquoi avoir choisi le thriller pour raconter ce que traverse votre héroïne ?

Il y a un côté « un jour sans fin » dans ce que vivent ceux qui font quotidiennement ce trajet aller-retour entre Paris et la banlieue. Sa représentation à l’écran peut donc vite être ennuyeuse. Dans un film social, règne souvent un certain naturalisme qui peut finir par enfermer le récit et les personnages. Or, j’aime le cinéma pour les nombreuses façons qu’il offre d’embrasser le même sujet. J’ai cherché la meilleure pour raconter cette histoire.

Et j’ai opté pour le thriller car j’aime, dans les films d’action, le fait que l’on connaisse d’emblée la mission du personnage central et qu’on vive en permanence le récit dans sa tête. J’ai eu envie de projeter le spectateur dans les angoisses de Julie.

Comment avez-vous travaillé à créer cette atmosphère de thriller avec votre directeur de la photo Victor Seguin ?

Le Covid nous a donné du temps pour échanger. J’avais vraiment en tête le Nouvel Hollywood et le cinéma social brut des années 70 (Sidney Lumet, John Cassavetes, John Schlesinger…) qui tranchait avec un cinéma paillettes longtemps dominant à Hollywood. J’avais envie de cette énergie-là. Avec Victor, on a cherché à construire la texture d’image pour y parvenir. J’ai même construit certains plans afin que Victor ait à se battre pour aller chercher l’image de Julie que je souhaitais. Pour que cela traduise ce qui se passe à ce moment-là dans sa tête. J’avais repéré dans les courts métrages sur lesquels il avait travaillé que Victor savait accompagner les acteurs avec sa caméra. Il y avait quelque chose de l’ordre de la sensation dans son travail, cette capacité à transmettre ce que vivent les personnages. Tout ce que je recherchais ici.


Qu’est-ce qui vous a poussé à confier le rôle principal à Laure Calamy ?

J’ai écrit le scénario sans penser à une actrice particulière. Et quand le nom de Laure s’est imposé, elle n’avait pas encore tourné Antoinette dans les Cévennes. Je l’avais surtout repérée dans ses rôles les plus dramatiques, tout particulièrement dans Seules les bêtes de Dominik Moll. Elle possède plusieurs atouts majeurs pour ce rôle. D’abord, en tant que spectateur, qu’on soit une femme ou un homme, on arrive à s’identifier immédiatement à elle, à se reconnaître en elle. Comme elle a ce côté naturellement pétillant et enjoué, on comprend dès le premier plan que quelque chose ne va pas chez Julie, sans que j’aie besoin d’ajouter de scènes explicatives. Enfin, et surtout, Laure possède une palette de jeu extrêmement large. Or Julie apparaît en représentation dès qu’elle est avec les autres. Elle n’est jamais la même devant ses enfants, ses collègues, la femme qui la reçoit pour cet entretien décisif, ou avec son voisin dont elle est tombée sous le charme. À plein temps est construit comme une mosaïque explorant ces différentes facettes qui ne cessent de rajouter de la complexité à son personnage et au suspense qui sous-tend le récit. En étant à l’aise dans tous les registres, Laure nourrit ce thriller en y distillant de la fluidité.

L’idée d’un film court, moins de 90 minutes, était présente dès le départ ?

Non, car je ne réfléchis jamais en termes de durée. Ce film commence d’ailleurs par un long moment d’exposition pour installer le quotidien de Julie et apporter une foule de détails. Pour montrer aussi l’accumulation des choses que Julie traverse. Je joue avec le temps, dans le but de donner la sensation que parfois il se ralentit et qu’à d’autres moments il accélère.

J’avais envie d’un film sensoriel. Que le spectateur devienne en quelque sorte acteur de ce qui se passe à l’écran. Car la question de l’équilibre entre vie privée et professionnelle et des choix à faire pour y parvenir est commune à chacun de nous.

Comment se peaufine au montage le rythme, pierre angulaire de tout thriller ?

J’avais dès l’écriture une rythmique en tête. Mais j’ai mis du temps à la retrouver au montage. Pour y parvenir, je n’ai cessé d’enlever des détails sur Julie. J’ai construit le film avec cette idée d’un personnage au présent. À plein temps ne raconte pas les raisons qui ont conduit Julie là où elle est, mais ce qu’elle vit au moment même où elle le vit. Seul compte ce qu’elle va faire dans les minutes qui suivent. Le rythme du film est le sien. 

À PLEIN TEMPS

Réalisation et scénario : Éric Gravel
Photographie : Victor Seguin
Montage : Mathilde Van de Moortel
Musique : Irène Drésel
Production : Be For Films, Novoprod, France 2 Cinéma
Distribution : Haut et Court