Comment vous êtes-vous procuré ces images de Thelonious Monk en 1969 à Paris ?
Je travaillais sur un projet de fiction autour de la figure de Monk et cherchais le maximum d’archives le concernant. Je me suis alors tourné vers l’INA qui m’a procuré différentes émissions, des captations de concerts… Nous sommes alors tombés sur des images inédites tirées de l’enregistrement de l’émission Jazz Portrait en décembre 1969. Ces images montraient à la fois ce qui avait été filmé en dehors du plateau de télévision, comme l’arrivée de Thelonious Monk à Paris, depuis sa sortie de l’aéroport jusqu’à son arrivée sur le plateau mais aussi les rushes complets de l’enregistrement. J’avais ainsi à disposition plus de deux heures d’images. Pourquoi ont-elles été conservées alors qu’elles auraient normalement dû être détruites, comme c’était la procédure à l’époque ? Quelqu’un a-t-il pressenti qu’il fallait les conserver ou est-ce une simple erreur dans l’archivage ?
Que disent ces images justement ?
Elles racontent le fossé entre l’image que l’on entend donner d’une personne et la personne en elle-même. Même si cette construction est réalisée avec sympathie et de bonnes intentions, cela reste une confiscation. En regardant ces rushes, on voit bien la façon dont Thelonious Monk se bat contre la caricature que l’on veut faire de lui, celle du génie un peu fou, totalement fermé au monde extérieur… Cette image préexiste d’ailleurs aujourd’hui. C’est du pur storytelling. La fascination que Monk exerce sur les passionnés de jazz tient en partie à ce portrait. En se plongeant dans son histoire, on se rend compte qu’il a essayé toute sa vie de résister à cet enfermement. L’homme n’était certes pas bavard mais les images retrouvées ici le montrent notamment dans un café parlant volontiers avec sa voisine. Sur le plateau de télévision, face au présentateur Henri Renaud et ses questions insistantes, Monk comprend qu’il ne sera pas compris et va peu à peu se servir du silence comme arme de défense. Une attitude qui au lieu de le protéger va renforcer le malentendu. Une fois montée, l’émission n’a gardé que les morceaux de Monk joués au piano. Tout ce qui pouvait gêner a été gommé. Mais de toute façon, le formatage de l’émission ne permettait pas de conserver cette résistance de l’artiste face à son interlocuteur.
Quel est le statut de Thelonious Monk au moment de cet enregistrement ?
Monk a fait la une du Time Magazine en 1964, ce qui n’était pas courant pour un artiste afro-américain. Son statut a vraiment changé à partir de là. En 1969, lorsqu’il arrive à Paris, il vient d’enchaîner trois semaines de tournée en Europe dans des salles pleines. Il est usé.
Revenons sur ces images. Ce qui surprend aussi est la façon dont personne sur le plateau ne semble faire attention à lui…
Les techniciens s’affairent un peu partout… Ils réfléchissent à la façon dont ils vont procéder pour obtenir telle ou telle chose. Ils sont déjà dans l’après. Alors que Monk, lui, très concentré sur sa musique, est totalement dans le présent, donc pas dans le même monde qu’eux. D’où ce décalage. Lorsque le journaliste l’interroge, Monk refuse de lui donner la petite phrase qu’il rêverait d’entendre. Il ne joue pas le jeu, ne fait pas semblant, à l’image de son approche de la musique.
Votre film montre une forme de condescendance à son égard…
On peut y voir une part de racisme. Pas un racisme affirmé mais sous-jacent, qui répond à une logique inconsciente de l’époque. Le journaliste n’est pas animé de mauvaises intentions, son but est de rendre accessible la musique de Monk. Il ne se rend pas compte que certains de ses gestes, de ses attitudes, de ses regards… sont gênants. Je ne dénonce personne en particulier, j’essaie juste de déconstruire une image fabriquée.
Vous affirmez vouloir « déconstruire le discours de l’émission par le montage ». Comment avez-vous procédé concrètement ?
Tout d’abord, en replaçant les images dans l’ordre chronologique. Monk débarque à Paris, prend un taxi, marche dans la rue, s’arrête dans un café… Je respecte la durée pour faire partager au spectateur cette matinée de décembre de 1969, soit quelques heures dans sa vie. Je retourne le point de vue, je marche dans les pas de Thelonious Monk. En restituant toute cette durée, je me place surtout à l’encontre de l’efficacité télévisuelle qui refuse la réalité de l’instant. J’ai conscience de raconter l’histoire telle que je la voie et donc de l’interpréter. Il y avait la peur de tricher à mon tour. C’est pour cela que je me suis tourné vers le fils de Monk pour lui montrer ce que je faisais. Très ému, il m’a tout de suite rassuré : « Ça, c’est l’homme que je connais ! » Il a aussitôt perçu l’agacement de son père. Il m’a dit cette phrase très forte : « Ce n’est pas lui qui est fou, c’est le monde autour de lui qui l’est ! » Avec ce film, je voulais proposer une autre subjectivité.
Vous vous êtes ainsi autorisé à ajouter des sons…
Dès le début du film, j’ai voulu que l’on entende la respiration de Thelonious Monk, une façon d’affirmer que nous sommes avec lui, de son côté, que nous allons partager ses humeurs. Je n’avais bien sûr pas d’enregistrements de sa respiration, je l’ai donc fabriquée. C’est de la fiction. Idem pour les séquences dans la rue, où sa démarche semble hésitante. Je voulais que le spectateur prenne conscience que, devant lui, il y avait plusieurs techniciens armés de caméra, de micros… Difficile d’être naturel dans ces conditions. Comme je n’avais pas ce contrechamp de l’équipe, je l’ai fabriqué par le son en ajoutant des bruits de pas. Cette question du point de vue m’interpelle et permet de faire mon autocritique. Me serais-je moi aussi contenté d’une image toute faite par facilité ?
Rewind & Play
Réalisateur : Alain Gomis
Mixage son : Matthieu Deniau
Montage : Alain Gomis
Production : Sphere Films, Andolfi, INA
Distribution : JHR Films
Sortie en salles : 11 janvier 2023
Soutiens du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme)
Aide à l'édition vidéo (aide au programme)
