Comment naît l’écriture d’un documentaire comme Sauve qui peut ?
Alexe Poukine : Chacun de mes films prend naissance lors de l’accompagnement du précédent. Après une projection de Sans frapper (2019), une médecin urgentiste est venue me voir pour me dire que mon dispositif fictionnel lui rappelait la simulation humaine en santé [pendant des ateliers, des étudiants et des soignants rejouent certaines situations délicates face à des comédiens ou d’anciens patients pour tenter d’améliorer leurs réactions, NDLR]. Je ne connaissais pas du tout ce dispositif de formation. Le sujet m’a immédiatement intéressée par la façon dont le faux révèle quelque chose du vrai. J’ai alors commencé des repérages. En Amérique du Nord, la simulation se pratique depuis plus de cinquante ans et les médecins sont obligés d’en faire pour obtenir leur diplôme. En Europe francophone, c’est la Suisse qui est la plus avancée – on ne peut pas devenir soignant sans avoir validé ces cours. J’ai très rapidement su que je voulais réaliser un film sur la simulation. Le défi était de trouver un point de vue.

Quel a été le déclic qui vous a donné la structure dramatique du film ?
Il s’est produit dans un centre de simulation en Belgique. Pendant le débriefing d’une simulation très émotionnelle – des soignants devaient annoncer la mort d’un enfant et demander le don d’organes –, une infirmière a explosé. Elle a dit : « C’est vraiment dégueulasse ce que vous faites ! Là on vient de faire une simulation de vingt minutes, j’étais avec un médecin. Dans la vraie vie, j’ai cinq minutes à peine pour ce genre d’annonce. Mon bip sonne en permanence, plus le téléphone, plus les patients qui sortent de leur chambre. » Elle exprimait à sa manière le fait qu’on forme à une prétendue bienveillance alors que le système maltraite les soignants et qu’elle n’a pas, dans la réalité, la possibilité d’exercer cette bienveillance. À ce moment-là, je me suis dit que je ne pouvais pas faire un film sur cet idéal relationnel sans parler des conditions de travail du personnel. Il s’agissait dès lors de poser une question : est-il possible d’être bienveillant au sein d’un système qui vous oppresse ?
Vous croisez plusieurs types de pratiques expérimentales – les simulations médicales, le théâtre-forum… Comment avez-vous articulé ces différents matériaux ?
Pour parler de cette violence institutionnelle, j’ai cherché des ateliers qui la remettraient en scène avec le théâtre-forum [une des six techniques du Théâtre de l’opprimé d’après Augusto Boal, NDLR]. Certains que j’ai trouvés étaient proposés à des soignants en dehors de leurs heures de travail. Le problème, c’est que j’ai commencé à œuvrer sur le film fin 2019. Très vite, ces ateliers ont été complètement désertés à cause du Covid. Les soignants étaient tellement exsangues qu’aller faire des simulations en plus de leurs heures de travail, et payantes… Il n’y avait personne ! Avec la production, nous avons décidé de financer nous-mêmes un atelier avec la compagnie NAJE. Nous avons lancé un appel national et avons reconstitué un week-end d’atelier en l’offrant aux soignants.
Comment montez-vous vos dossiers de financement ?
Mes dossiers sont très, très écrits ! Étant uniquement réalisatrice, je suis obligée de passer par des financements publics. Dans la première partie du film, il fallait que le spectateur comprenne ce qu’était la simulation, quel était son but. Il fallait ensuite poser une direction plus politique qui arriverait par le théâtre-forum, puis faire en sorte que ces deux lignes narratives se répondent sans être redondantes. J’ai essayé de monter mon dossier à l’aune des très longs repérages que j’avais faits.
Comment gérez-vous l’équilibre entre préparation minutieuse et imprévu du tournage ?
En documentaire, il faut toujours composer avec la réalité. Ce que je préfère dans le cinéma, c’est justement gérer les accidents. Il n’y a rien de plus beau que les accidents, même en fiction. J’espérais, par exemple, que cette scène marquante avec l’infirmière, que j’avais vécue en repérage, se reproduise pendant le tournage. Ce ne fut pas le cas. De plus, n’ayant pas de diffuseur français, je n’ai pas pu bénéficier de l’aide à la production du CNC. Mon plan de tournage est passé de 27 jours prévus à 17 jours seulement. J’ai dû totalement réorienter mon approche et c’est ainsi que j’ai découvert cette simulation à Lorient où l’on forme les soignants à détecter le burn-out de leurs collègues. Cette scène avec l’infirmière est un bon exemple. C’est un moment moteur dans la conception du film, mais il n’y figure pas. Pour autant, c’est ce qui m’a donné l’énergie nécessaire pour porter le projet.

Comment abordez-vous la question éthique, notamment quand vous filmez des soignants en difficulté ?
Le défi avec un documentaire comme celui-ci, c’est qu’il n’y a pas de repentir. Vous êtes ce que vous êtes à un moment donné de votre vie. C’est figé et c’est ainsi qu’on va vous voir. Je trouve ça assez cruel. J’ai préféré suggérer des choses par la bande-son ou les dire sans que les gens soient identifiables. Oui, il y a de très mauvais soignants, il y a des gens que le système écrase tellement qu’il ne leur permet plus d’être humains, qui dissocient et deviennent des machines. Ils récupèrent leur humanité le soir dans les vestiaires.
Quel rôle ont joué les aides à l’écriture et au développement du FAI Doc dans votre parcours ?
Comme je vous le disais, je fais des documentaires très écrits. Il y a de longs repérages, je mets autant de temps pour faire un documentaire qu’il en faut pour faire une fiction. Si je n’ai pas l’aide à l’écriture et l’aide au développement, c’est très compliqué. J’ai eu l’aide à l’écriture et l’aide au développement renforcé pour Dormir, dormir dans les pierres (2013), mon premier documentaire et pour celui-ci. Je pense que, symboliquement, ce soutien a changé quelque chose pour moi. Il m’a apporté une légitimité, une reconnaissance. Mes films sont amples et ils me prennent du temps. Du temps pour les écrire, du temps pour les repérages, et du temps pour convaincre mes interlocuteurs. Si vous n’avez pas un an devant vous, vous ne pouvez pas faire le film. Résultat, Sauve qui peut paraît sans doute facile à faire, mais il fut très compliqué à monter pour de nombreuses raisons administratives et techniques. J’ai tourné en Suisse, en grande partie, avec deux caméras, ce qui coûte cher.
Quelles sont vos références en matière de documentaire ?
Au début de mon parcours, Robert Kramer et Peter Watkins ont été très importants, Watkins est un peu mon héros. Il y a aussi Eduardo Coutinho, un très grand documentariste brésilien, auteur de Jogo de Cena (2007) ; ce film a vraiment inspiré mon deuxième documentaire Sans frapper. C’est un film incroyable où Coutinho demande à des femmes de venir témoigner de leurs histoires intimes dans un théâtre. Puis des actrices les interprètent. J’ai trouvé fascinant que des comédiennes portent de cette manière l’histoire de ces femmes, que leur récit paraisse plus véridique à travers elles alors que ce n’est pas le leur. C’est toute la question de ce qu’on fait de l’histoire des autres, comment elle résonne en nous. Cette façon d’articuler l’intime et le politique m’intéresse énormément. Depuis plusieurs films, je me passionne pour la manière dont le faux, le jeu, l’interprétation peuvent changer le vrai et exercer une influence sur le réel.
Sauve qui peut

Ecriture et réalisation : Alexe Poukine
Production : Kidam Productions (France), Wrong Men (Belgique), Climage (Suisse)
Distribution : Singularis Films
Sortie en salles : le 4 juin 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Aide à l'écriture et au développement du Fonds d'aide à l'innovation en documentaire de création