Audrey Diwan : « Avec Emmanuelle, j’ai voulu me questionner sur la notion d’érotisme aujourd’hui »

Audrey Diwan : « Avec Emmanuelle, j’ai voulu me questionner sur la notion d’érotisme aujourd’hui »

23 septembre 2024
Cinéma
« Emmanuelle » d'Audrey Diwan
« Emmanuelle » d'Audrey Diwan CHANTELOUVE – RECTANGLE PRODUCTIONS – GOODFELLAS – PATHÉ FILMS ® & Emmanuelle Estate Inc. – Manuel Moutier

La réalisatrice de L’Événement raconte comment elle s’est emparée du personnage mythique créé par Emmanuelle Arsan, pour écrire son nouveau film.


Qu’est-ce qui vous donne envie de vous intéresser à Emmanuelle ?

Audrey Diwan : Je n’avais pas de projet précis en tête après L’Événement. Mais une boussole : éviter toute forme de confort. Et puis un jour mes producteurs m’ont suggéré l’idée d’Emmanuelle.

Ça vous a parlé immédiatement ?

Pas spontanément car je n’avais jamais vu dans son intégralité le film de Just Jaeckin. Mais je me suis plongée dans la lecture du roman d’Emmanuelle Arsan, sans pour autant chercher à tout prix un moyen de l’adapter. D’ailleurs, ce n’est pas le livre dans son entièreté qui va provoquer un déclic chez moi, mais une centaine de pages traversées par des questions sur l’érotisme. Elles m’ont donné envie de me questionner sur la notion d’érotisme aujourd’hui et sur la manière de parvenir à faire naître de nos jours un récit de cet ordre. J’ai eu envie de parler de plaisir, après avoir traité de la douleur dans L’Événement.

Même si Emmanuelle souffre d’une incapacité à éprouver du plaisir…

Je voulais précisément raconter ce voyage qu’elle entame pour en éprouver de nouveau, pour se réapproprier ce qui lui manque tant.

Dès lors, comment construisez-vous le récit ?

Dans ce roman écrit à la première personne par Emmanuelle Arsan à la fin des années 50, il y a évidemment nombre d’idées – sur le rapport au colonialisme comme dans la manière d’appréhender les rapports hommes-femmes – qui sont aujourd’hui, heureusement, totalement hors sol. Mais plutôt que faire table rase de ce passé, il y a d’abord eu chez moi la volonté de me servir du corps d’Emmanuelle comme d’un vaisseau qui allait me permettre un voyage au cœur de l’érotisme. Que ce corps ne soit plus l’instrument de cet érotisme de transgression qui résonnait avec les années 70 quand est sorti le film de Just Jaeckin, mais le symbole actif de l’érotisme que j’entendais faire vivre ici, en écho à notre société où l’accès aux images pornographiques n’a jamais été aussi facile et répandu et où il existe une injonction quasi permanente au plaisir. À en prendre comme à en donner. Tout cela, et ce dès le scénario, ne pouvait pas uniquement reposer sur les corps, les scènes d’intimité sexuelles, mais devait passer aussi par le verbe. Écrire ce film revenait à épouser ce que vit Emmanuelle, son combat pour reprendre possession de ses sens. Chaque scène, chaque décision de ce que l’on montre et ce que l’on cache devait se faire à l’aune de cette idée. Ce qui correspond au cinéma que j’aime faire, à mille lieues de tout désir de provocation. Car à mes yeux, provoquer revient à instrumentaliser le spectateur, à tenter de le forcer à éprouver telle ou telle sensation. Je me situe à l’inverse de cette logique et entends lui laisser en permanence son libre arbitre. J’ai donc voulu lui laisser faire la moitié du chemin, tenter de deviner ce que le récit allait lui cacher à l’intérieur de cet hôtel où travaille Emmanuelle comme contrôleuse qualité et qu’on a vraiment envisagé avec Rebecca Zlotowski comme un espace mental.

Il y a une certaine ironie dans le fait que cette femme gagne sa vie en cherchant à améliorer le plaisir que les clients prennent dans ces palaces où ils ont décidé de séjourner…

Contrôleuse du plaisir parfait ! (Rires.) En distribuant des notes et des avis qui vont de la frustration au bien-être. Mais pour occuper ce poste et accomplir au mieux sa mission, elle doit, elle aussi, répondre à des normes, des injonctions. Il y a de fait une analogie entre sa manière d’être coincée entre les murs de cet hôtel et dans son propre corps.

L’action du film de Just Jaeckin se déroulait en Thaïlande. Pourquoi avoir situé celle de votre film dans un palace de Hong Kong ?

J’ai assez rapidement eu l’idée d’un palace car par son organisation extrêmement hiérarchique, on retrouve au fond les vestiges de ce colonialisme présent dans Emmanuelle et qui était évidemment impossible à représenter frontalement en 2024. Quant au pays dans lequel allait se situer cet hôtel, je n’avais aucune idée précise. J’étais prête à me laisser guider par ce que je ressentirais lors des repérages et dénicher un endroit que je voulais à la fois cosmopolite et capable de susciter quelque chose de l’ordre du fantasme avec lequel on pourrait jouer. Tout en sachant que nous étions alors en phase post-confinement et qu’on ne pouvait pas encore voyager partout comme on l’entendait. Je ne connaissais pas Hong Kong et c’est Rebecca qui m’a suggéré l’idée. En arrivant sur place, ce fut pour moi comme une évidence. D’autant plus que j’avais dans un coin de ma tête In the Mood for Love comme influence pour Emmanuelle. Et j’ai découvert que l’hôtel sur lequel j’avais jeté mon dévolu avait été designé en s’inspirant du film de Wong Kar-Wai !

 

Vous aviez coécrit vos deux premiers longs métrages, Mais vous êtes fous et L’Événement, avec Marcia Romano. Pourquoi avoir choisi cette fois-ci de faire appel à Rebecca Zlotowski ?

Pour énormément de raisons. J’avais adoré son travail avec Zahia Dehar sur Une fille facile, le choix de faire appel à elle, sa manière de la filmer en déjouant les attentes, sa façon de créer de l’excitation non par la mise en valeur de ses courbes mais par la force et l’intelligence de son personnage. Ce qu’elle a réussi à faire dans ce film correspondait exactement à ce que je souhaitais pour Emmanuelle : déjouer les attentes inhérentes à un personnage culte. Je voulais faire ce voyage avec Rebecca et sa manière de penser la représentation du corps dans la société avec une grande liberté de ton, une pensée politique puissante et ce sourire malicieux en coin qui l’éloigne du moindre ton professoral.

Quelle a été votre méthode de travail ?

Je savais dès le départ que Rebecca ne pourrait pas être présente tout au long du processus d’écriture car elle devait repartir travailler sur le film qu’elle allait mettre en scène. On a donc coécrit la toute première version du film, mais sans suivre une méthode particulière ou se répartir les choses de manière stricte. Au fond, notre travail a consisté à des échanges fructueux pour cerner au plus près la figure d’Emmanuelle et se donner une certaine liberté quant aux personnages qui l’entouraient. Cela a constitué un socle solide sur lequel j’ai pu m’appuyer pour le reste de l’écriture.

Une écriture qui se poursuit forcément jusqu’au montage avec Pauline Gaillard…

Jamais je n’avais autant souffert à cette étape. Car mon premier réflexe comme autrice, comme réalisatrice, c’est l’efficacité, la traque de ce tout ce qui peut l’entraver. Soit l’inverse de ce qu’il fallait pour Emmanuelle ! J’ai donc dû lutter contre moi-même tout en respectant à la lettre ce que je m’étais fixé dès le départ : faire avancer le récit au rythme de ce que vit Emmanuelle dans sa tête et dans son corps et non l’inverse. Le film s’est donc reconstruit à partir de mon ressenti des images, de ce que Noémie Merlant, par son jeu et son incarnation, avait apporté au personnage. Ce ressenti est de fait totalement subjectif mais je devais m’y tenir. L’assumer à 100 % même quand je pouvais douter. Moi qui cherchais à fuir un certain confort, comme je vous l’expliquais plus tôt, j’ai été plus que servie !
 

EMMANUELLE

Affiche de « EMMANUELLE »
Emmanuelle Pathé

Réalisation : Audrey Diwan
Scénario : Audrey Diwan et Rebecca Zlotowski
Photographie : Laurent Tangy
Montage : Pauline Gaillard
Musique : Evgueni et Sacha Galperine
Production : Rectangle Productions, Chantelouve, Goodfellas, Pathé
Distribution : Pathé
Ventes internationales : Goodfellas
Sortie le 25 septembre 2024

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