Blutch : « John Wayne était mon héros, le père de tous les enfants ! »

Blutch : « John Wayne était mon héros, le père de tous les enfants ! »

13 août 2020
Cinéma
Peur(s) du noir - segment réalisé par Blutch
Peur(s) du noir - segment réalisé par Blutch Prima Linea Productions - La Parti Production - def2shoot - Denis Friedman Productions - Scope Pictures - Diaphana Films - DR - T.C.D
Saga BD et cinéma - Cet auteur de bande dessinée français a toujours intégré des figures du cinéma dans son travail comme en témoigne son livre, Pour en finir avec le cinéma paru en 2011 (Editions Dargaud) ou encore la réalisation d’un court métrage pour le programme animé Peur(s) du noir en 2008. C’est lui aussi qui a signé les affiches des trois derniers longs métrages d’Alain Resnais. Rencontre avec un bédéaste cinéphile qui n’aime rien tant que les passerelles.

Comment est née votre passion pour le cinéma ?

C’est la télévision qui m’a permis de m’ouvrir au cinéma. Je ne venais pas d’une famille où l’art était très présent. Je me souviens par exemple du Cinéma de Minuit présenté par Patrick Brion et bien sûr de La Dernière Séance avec Eddy Mitchell. D’un coup s’ouvrait tout un pan de l’âge d’or hollywoodien. J’ai grandi dans une région transfrontalière, un pied en Allemagne, un pied en France. J’avais la chance d’être bilingue donc je regardais beaucoup la télévision allemande. Or les Allemands étaient plus américanisés que nous, Français. Leurs chaînes de télévision proposaient énormément de vieux films américains. Tout ça a eu énormément d’impact sur moi.

Article sur le même sujet

Quand la BD s'anime
Découvrir le cinéma grâce à la télévision est propre à ma génération. Il y avait un caractère sacré : il ne fallait surtout pas manquer le rendez-vous, sinon vous ne saviez pas quand vous pourriez revoir le film en question. Il y avait un enjeu, une intensité particulière.

Et pourtant vous choisissez le dessin comme moyen d’expression...

Tout simplement parce que le dessin est venu avant les images du cinéma. On peut interdire à un enfant de regarder un film, pas de lire. J’ai dévoré des livres, des bandes dessinées. De là est né un goût pour les images, qu’elles soient fixes ou animées. J’ai été happé. Ce qui recoupe, au fond, le dessin et le cinéma, c’est cette représentation par l’image. Dès l’âge de 9 ans, j’ai eu envie de reproduire avec un crayon ce qui venait de m’enchanter. Or à ce moment-là je ne m’attachais pas à des récits mais des figures. Des figures issues de la bande dessinée comme Mickey, Donald, Picsou, Lucky Luke... Au cinéma, c’était John Wayne, Charlton Heston ou encore Steve McQueen, mon grand amour de jeunesse... Bizarrement, il n’y avait pas de Français. Je suis rentré au cinéma par les acteurs.

John Wayne revient souvent dans votre œuvre...

... Oui, je l’ai mis en scène dans ma série Le Petit Christian où justement je rendais hommage à mes héros de jeunesse. Il incarne une figure tutélaire, le père de tous les enfants. Je l’idéalise totalement. Wayne représente le culte de l’héroïsme.

Par quel bout aborde-t-on une figure cinématographique en dessin ? Y a-t-il la peur de la caricature ?

Je vais emprunter un terme cinématographique : il faut que le personnage « joue » juste.  Pour cela, j’essaie de rester fidèle à l’idée que je me fais de lui. Je fuis donc la caricature qui tendrait à le ridiculiser. J’ai ainsi permis à des acteurs disparus de « rejouer » : Charlton Heston, Paul Newman, Marlon Brando... Je fais mon cinéma à moi, je les dirige, pour pas cher !

Avez-vous déjà échoué à représenter quelqu’un ?

Marlon Brando. Je ne suis clairement pas parvenu à percer le mystère de son physique. Il avait une grande finesse et une grande vulgarité qui le rend insaisissable. Je pensais pourtant qu’il serait facile de l’appréhender, de le « choper » comme on dit dans notre jargon. Quand je relis Le Petit Christian tome 2 où il apparaît, je vois clairement mon impuissance à le représenter. Comme j’ai du métier, ça passe mais ce n’est pas satisfaisant. Lorsque j’ai abordé mon livre, Pour en finir avec le cinéma, je savais que je me retrouvais face à une montagne...

Justement parlons de ce livre paru en 2011, avec le beau visage d’Ava Gardner sur la couverture sur fond jaune...

Couverture du livre de Blutch "Pour en finir avec le cinéma" Dargaud/DR

... Reproduire le visage des actrices et des acteurs mythiques n’a pas été si difficile que ça finalement. Le choix d’Ava Gardner en couverture était lié à un chapitre du livre qui me tient à cœur sur la place de la femme dans le cinéma hollywoodien. A travers ces figures, je m’interrogeais plus globalement sur la place de la femme dans la société. Le cinéma est alors envisagé comme une loupe grossissante permettant d’aborder les grands thèmes qui secouent notre société.  

Le titre de ce livre, Pour en finir avec le cinéma, a quelque chose de provocant. Qu’est-ce que qui se cache derrière cette déconstruction ?

Tout cela a débuté comme une boutade, une provocation à l’attention des mes amis qui travaillent dans le cinéma, pour les faire rire. A l’époque, je travaillais avec Alain Resnais. Quand je lui ai parlé de ce titre, il a tout de suite adoré. Il y avait cette idée que le cinéma représente un art dominant et que, moi, auteur de bande dessinée, venant donc d’un art « inférieur », je sous-entendais une concurrence de classe. Le but de ce livre était de faire un essai, un outil de réflexion, pas un récit romanesque.

L’une de mes références était le livre de Luc Moullet, la Politique des acteurs, où il analysait la carrière, le jeu, la présence et la prestance de John Wayne, Cary Grant, James Stewart et Gary Cooper. Il y aussi Les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. J’ai modestement emprunté sa façon de mettre deux images distinctes côte à côte pour montrer qu’elles disent la même chose. Quand je mets, par exemple, une peinture de Courbet et une image du Mépris, je fais du montage. Je n’ai rien inventé.

Vous évoquiez Alain Resnais pour lequel vous avez signé les affiches de ses trois derniers longs métrages : Les Herbes folles, Vous n’avez encore rien vu et Amour, boire et chanter. Comment êtes-vous entré dans le monde de ce cinéaste ?

Legs Herbes folles StudioCanal/DR

Très naturellement. Alain Resnais cherchait à se renouveler et cela passait notamment par une autre façon de penser les visuels de ses films. Il était essentiel pour lui que ses affiches soient dessinées. C’était un amoureux fou de bande dessinée. La production a donc lancé un appel d’offres, mettant en concurrence une dizaine de dessinateurs. Nous avons reçu le scénario et il fallait proposer des idées. Problème, je n’en avais aucune à leur donner. Je me suis abstenu. La production s’en est inquiétée et m’a appelé pour me demander ce qui se passait. Je leur ai dit que toutes les idées que j’avais me paraissaient anecdotiques, illustratives... Mes interlocuteurs ont tout de même bien senti que je prenais le cinéma très au sérieux, que j’adorais ça. Je connaissais bien le travail d’Alain Resnais et ils m’ont donc invité à une projection privée du film. Il n’y avait pas Resnais mais son monteur, Hervé de Luze. En voyant les images, j’ai eu un déclic. J’ai alors dessiné ces deux silhouettes : l’homme, censé être André Dussollier, avec une explosion florale qui lui sort du costume et à côté, la femme - Sabine Azéma de dos avec sa belle chevelure. Pour moi, le cinéma de Resnais se rapproche du surréalisme belge en peinture. Le monde de Paul Delvaux par exemple. J’ai tout de suite pensé à ça, en voyant le film. Ce qui est sûr, c’est que la lecture du scénario n’avait rien provoqué en moi : ce sont les images qui ont stimulé mon imagination. Les images du film ont immédiatement suscité d’autres images. On en revient à ce que l’on se disait au début autour des figures et du récit.

Dès lors vous êtes entré dans la « famille » Resnais ?

C’était formidable.

Resnais c’est l’artiste par excellence. Hors mode, hors du temps... En travaillant avec lui, j’avais le sentiment d’être l’élève dans l’atelier d’un grand peintre.

Il y avait aussi le côté humain. Sa gentillesse était immense. Sa curiosité aussi. Avant sa mort, nous travaillions sur son film suivant où il voulait intégrer dans la narration des planches de bande dessinée.

Vous avez réalisé vous-même un film, le court métrage L’Aristocrate au chien, au sein du programme Peur(s) du noir en 2008...

C’est la curiosité qui m’a poussé à me lancer là-dedans. La présence d’autres auteurs que j’admire comme Richard McGuire et Charles Burns m’a en effet titillé. Les occasions de sortir de sa tanière et de se confronter à d’autres humains sont rares. Toutefois, je dois reconnaître que le dessin animé et l’animation n’ont jamais été ma passion, même enfant. J’irais même plus loin, l’image dessinée dès qu’elle bouge perd en mystère, comme si elle se trahissait. Je ne pense pas que je renouvellerai l’expérience.

Et l’idée de mettre en scène de vrais interprètes, dans de vrais décors ?

Je fais déjà l’acteur pour mes amis cinéastes : Bruno Podalydès, Benoît Delépine, Gustave Kervern, Mathieu Amalric... Ça me suffit amplement ! S’il fallait que je commence à devoir essayer de convaincre des gens de me suivre dans un projet de film, je ne serais pas efficace. Ce n’est pas ma nature. Je suis plus un compagnon de route.