Disparition d’Otar Iosseliani, cinéaste atypique

Disparition d’Otar Iosseliani, cinéaste atypique

19 décembre 2023
Cinéma
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Otar Iosseliani (c) Valerios Theofanidis
Otar Iosseliani Valerios Theofanidis

Disparu vendredi dernier à l’âge de 89 ans, Otar Iosseliani laisse derrière lui une filmographie nonchalante, drôle, libre - voire libertaire. Ce cinéaste géorgien ignorait les diktats du système et aura su exister entre les mailles des modes et des courants. Irréductible donc. 


Otar Iosseliani est né à Tbilissi en Géorgie le 2 février 1934. Il suit d’abord une formation au conservatoire dont il sort diplômé en piano, en direction d’orchestre et en composition. Mais à la vie de musicien, il préfère celle de cinéaste : il rejoint en 1953 l'école de cinéma VGIK de Moscou où il sera l’élève des plus grands maîtres soviétiques. Ici, déjà, il se distingue par une fantaisie présente dans toute son œuvre à venir. Ses premiers courts métrages donnent le ton : Avril (en 1962) lui permet d’obtenir son diplôme du VGIK, et La Fonte (en 1964) tourné lors de son expérience en usine, démontre déjà tout son talent.

C’est avec La Chute des feuilles en 1967, son premier long métrage, qu’il assoit sa réputation. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Mélange entre narration claire et symbolisme puissant, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, le film unit des composants totalement hétérogènes dans une symphonie éclatante. La Chute des feuilles s’ouvre sur les vendanges, au cœur d’une société paysanne située hors du temps. Après ce prologue élégiaque,un autre monde est donné à voir. En ville, un fils de famille doit se présenter à son premier travail, technicien dans une coopérative vinicole. Le spectateur découvre alors les trafics incessants et les mensonges officiels. Iosseliani porte un regard empreint d’ironie et met en lumière les paradoxes et les contradictions - entre les individus et la société socialiste, entre les aspirations humaines et les consignes du Plan, entre les idéalistes et les bureaucrates voleurs. Son cinéma, qui n’a rien de politique, va provoquer la colère des institutions.

Du cinéma contemplatif

Avec Il était une fois un merle chanteur (en 1970), le cinéaste récidive. Plus contemplatif que son premier film, ce long métrage prend des allures de divagation rêveuse et rappelle les films de Fellini ou de la Nouvelle vague tchèque (on pense aux Amours d’une blonde de Forman). On y suit Guia, un percussionniste un peu raté, qui erre dans les rues de Tbilissi. Il déambule, refuse de s’engager (dans son travail, comme auprès de sa famille ou de ses amies). D'humeur baladeuse et insouciante, il rend service à n’importe qui, n’importe quand, quitte à détraquer l'ordre établi. Il y a du Tati dans le film du géorgien, du surréalisme aussi (tendance Dada ou Prévert). Sa liberté dans la narration comme dans la peinture de personnages semble très éloignée des conventions corsetées du cinéma soviétique. Et La Chute des feuilles ainsi que ce Merle chanteur témoignent d'un art où le regard contemplatif subvertit insidieusement la fiction.

C’est avec ce film que se fait la reconnaissance internationale. Son passage à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs (où il est remarqué par René Clair alors président du Jury), permet au monde (et à la France cinéphile) de découvrir cet artiste chaleureux. Pourtant, le pouvoir veille. Dès 1967, les instances gouvernementales géorgiennes avaient censuré La Chute des feuilles qui sera longtemps invisible en URSS. Pour Il Etait une fois un merle chanteur même punition : sa distribution en Union Soviétique sera limitée aux seuls ciné-clubs. Pastorale en 1976 sera également totalement interdit et ne refera surface qu’en 1979.

L’exil en France

C’en est trop pour le réalisateur qui, au début des années 80, décide de s’exiler en France. Il enchaîne alors les films pour le cinéma et les projets pour la télévision. Il y aura des documentaires dont Euskadi, Un petit monastère en Toscane ou Seule Géorgie, et, une petite dizaine de longs métrages dont Les Favoris de la lune, réalisé en 1983 et prix Spécial du jury à Venise. Le film raconte le chassé-croisé d'une poignée d'individus (un armurier, des policiers, des clochards, un voleur) dans un Paris fantasmé. Et la lumière fut, sa fable africaine, chronique la survie d’un village africain menacé par la déforestation et remporte un nouveau Prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 1989. Suivront en 1991 La Chasse aux papillons (un vieux château habité par des vieilles femmes excentriques est en passe d’être racheté), Adieu, plancher des vaches  ! en 1999, ou l'émancipation d'un homme coincé entre une mère tyrannique et son père alcoolique qui remporte le Prix Louis-Delluc, ou encore Lundi matin en 2002 (l’escapade d’un ouvrier en Italie qui reçoit l’Ours d’argent à Berlin)...

Dans tous ces films - des premiers essais géorgiens aux derniers impromptus français –, le cinéaste portait un regard documentaire. Héritier du cinéma muet, Otar Iosseliani savait allier le burlesque au lyrique. Drôle et pessimiste, lucide et fantaisiste, c’est un cinéaste atypique qui vient de s’éteindre, un réalisateur qui avait su créer un univers particulier, syncrétique et puissamment original. 

Le CNC a contribué à la restauration de quatre des films du cinéaste dans le cadre de l’aide à la numérisation et la restauration des films de patrimoine : Les Favoris de la Lune (1984)La Chasse aux papillons (1992), Brigands, chapitre VII (1996) et Adieu, plancher des vaches (1999).