Frédérick Wiseman revient sur 5 documentaires clés de sa carrière.

Frédérick Wiseman revient sur 5 documentaires clés de sa carrière.

09 juillet 2021
Cinéma
FredWisemanQuinzaine2021
Fred Wiseman à la Quinzaine des Réalisateurs 2021 DR
Avec plus de cinquante ans de carrière et une quarantaine de documentaires à son actif, Frederick Wiseman est l’un des plus grands cinéastes américains. Diplômé de Yale, juriste de formation, il a consacré son œuvre au fonctionnement des institutions de son pays. Alors qu’il vient de recevoir le Carrosse d’Or 2021, il revient ici sur cinq films essentiels de sa prolifique filmographie.

Titicut Follies (1967)

Entièrement filmé au Bridgewater State Hospital for the Criminally Insane, Titicut Follies est un catalogue effrayant des sévices et abus en tout genre dont se rendent coupables les gardiens de cet institut psychiatrique. Tout Wiseman est déjà là : l’ironie, la compassion, l’attention aux plus faibles et le réalisme porté à un niveau d’incandescence. Un premier film en forme de déclaration (de guerre).

Frederick Wiseman : « C’est mon premier film, mais paradoxalement, il n’est sorti au cinéma que des années après sa réalisation. Les gens qui m’avaient donné la permission de filmer dans l’hôpital, ont pensé en le voyant que ce documentaire leur porterait préjudice. Ils ont donc prétendu qu’ils avaient un droit de regard sur le montage, ce qui était faux. Ils ont refusé de donner leur accord pour la distribution et je me suis battu pendant plus de vingt ans au tribunal. Avant de devenir documentariste, j’étais professeur de droit. J’amenais certains de mes étudiants dans cet asile pour leur montrer les effets réels de la justice. Quand j’ai décidé de devenir cinéaste, c’est le premier sujet auquel j’ai pensé. Personne n’avait montré ce qu’il se passait dans ces prisons. J’avais envie de regarder cela : les violences, les rapports de force et la brutalité. De le montrer. Le titre du film fait référence à une comédie musicale. Chaque année, les prisonniers montaient une représentation pour un spectacle de fin d’année, et c’était Titicut Folies. Ce qui m’amusait c’est que mon film était précisément structuré comme une pièce de théâtre, divisé en actes. Et chaque acte racontait les exactions des gardiens contre les prisonniers. Choisir ce titre fut une sorte de blague, mais très ironique. »

Essene (1972)

Après avoir étudié la violence de la machine militaire (Basic Training en 71) et l’école (High School en 1968), Wiseman pose sa caméra dans un monastère et porte un regard tendre et serein sur l’institution. Le film s’attache à décrire la manière dont la religion cimente et sépare les hommes. Si elle n’est pas un thème essentiel de l’œuvre de Wiseman elle innerve pourtant certains de ses plus grands films.

F.W. : « Je venais de traiter de sujets très violents, très durs. Je crois que je cherchais un peu à souffler… Et la religion m’intéressait beaucoup – elle m’intéresse toujours d’ailleurs. Je me rendais compte à l’époque, en faisant mes films, que l’Amérique est au fond un pays très religieux. J’avais grandi dans un environnement très laïc : mes amis, ma famille, n’étaient pas religieux. En voyageant à travers les USA, j’ai compris à quel point la religion structurait cette société. Par hasard, j’ai rencontré une nonne qui avait renoncé à ses vœux. Je lui ai dit que je voulais filmer dans un monastère et elle m’a conseillé d’aller à Essene dans cette communauté de bénédictins. Je ne cherchais pas à être critique ou à attaquer la religion, mais j’ai développé une certaine ironie envers les religions - dans ce film comme dans d’autres. Vous vous souvenez la fin d’Hopital ? Quand le prêtre affirme que « Tout vient de Dieu » ? En mettant cette phrase à ce moment-là, j’avais l’impression que, pour lui, toutes les choses qu’on venait de voir dans le film venaient de Dieu. La souffrance, la maladie, la tristesse et la mort. Son Dieu me paraissait bien cruel ! Dans Essene, ce qui m’intéressait c’était de montrer comment cette communauté essayait de vivre selon une règle écrite par Saint Benoit au IVème siècle. Et les problèmes d’une communauté du IVème siècle sont ceux d’aujourd’hui : comment les gens peuvent-ils vivre ensemble ? Comment cohabiter ? Comment vivre hors du monde et dans le monde ? Prenez Frère Wilfred : il est contre l’abbé, contre la communauté. Il n’arrive pas à vivre avec les autres. C’est ça qui m’intéressait : le rapport de l’individu face au collectif »

Primate (1974)

Primate est l’un de ses films les plus drôles mais aussi les plus intense et effrayants. Il s’installe au Yerkes Primate Research Centre montre les couloirs blancs, les barrières électrifiées, les chaînes et la manière dont les singes sont traités et servent de cobayes. Parfois insoutenable (on pense notamment à une scène  de vivisection éprouvante) Primate reste aujourd’hui encore la meilleure illustration de la violence que les humains peuvent faire subir aux animaux.

F.W. : «  De Primate à Zoo, la relation entre les hommes et les bêtes m’intéresse depuis toujours. Jusqu’à quel point on se ressemble ? Qu’est-ce qui nous différencie ? Et comment on traite les animaux ? Quel rôle joue le langage ?, c’est un sujet passionnant. En faisant le film, j’ai été frappé de la parenté étroite qui existe entre la physionomie de certains singes avec celle d'un humain. J’ai l’impression que mettre cette parenté en avant rapprochait le spectateur de ce que vivent ces animaux dans cet asile. Parce que c’est aussi – encore – de cela qu’il s’agit : l’emprisonnement, les abus des hommes sur des êtres plus faibles. Le pouvoir et la tyrannie. »

Near Death (1989)

Une plongée de six heures dans les dédales de l’unité de soins intensifs du Beth Israel Hospital. Ce qui pourrait être un chemin de croix pour cinéphiles (les gens meurent) se révèle parfois douloureux, très humains mais toujours extrêmement lumineux grâce à la science du montage de Wiseman, son sens de l’absurde et son humanité inaltérable.

F.W. : « Le sujet de ce film, c’est la façon dont on traite de la question de la mort. Tout le monde est concerné : la famille, les infirmières les médecins, les patients bien sûr… Tous sont « Near Death », « prêts de la mort ». Nous aussi… Au début j’avais pensé à « Death » comme titre. Mais Near Death s’est finalement imposé parce qu’il est le lien entre les malades et les gens qui travaillent dans ce service, dans cet hôpital. C’est un titre plus littéraire… Pour ce film, j’ai tout de suite voulu tourner en noir et blanc en raison du sujet, la mort. C’était une question d’esthétique. Etant donné le thème très délicat, le noir et blanc me permettait beaucoup plus de nuances. Par ailleurs, si j’ai choisi ce lieu c’est pour plusieurs raisons et notamment en raison de la manière dont le personnel ici traite du problème de la mort, de façon je dirais « très démocratique », très en avance. Les médecins prennent les avis des malades et des familles. Tout le monde participe aux décisions. On voit dans le film que les médecins n’arrêtent pas les traitements sans en parler avec les malades et leur famille. Et si le malade n’est pas capable de participer à la décision, la famille ou les proches sont sollicités pour donner leur sentiment, leur avis. Les équipes n’arrêtent les traitements que s’ils jugent malades et familles capables d’accepter l’idée qu’il n’y a rien d’autre à faire. En terminant le film, j’ai compris que c’était une bonne éducation de voir les gens mourir. C’est affreux, évidemment, mais ça aide à comprendre le cycle de la vie. A l’accepter plus sereinement. »

Ballet (1995)

Wiseman fut aussi tout au long de sa carrière, un cinéaste du corps. Et Ballet (comme plus tard La Danse ou Crazy Horse) le prouve amplement avec ses cadres très larges qui montrent des performances de manière totalement inédite. A part quelques interludes dans les instances administratives, le film est entièrement dédié aux numéros du American Ballet Theater, filmé avec un sens du rythme et du montage inouï. La dernière partie du film contient d’ailleurs les plus beaux passages de toute sa filmographie lorsqu’il suit la section des jeunes dans une tournée européenne : les performances s’intercalent entre les moments de détentes à la plage ou dans des parcs d’attractions composant un tableau édénique de jeunes dédiés à l’art… Ballet annonce aussi ses films plus récents qui se sont penchés sur de nombreuses institutions artistiques.  

F.W. : « J’adore le ballet et la danse. Depuis des années, depuis l’enfance. Etudiant, j’allais au ballet à New-York. J’aime les danseurs et les danseuses, mais ce qui me fascine c’est l’esthétique. Je suis toujours émerveillé par les multiples combinaisons qu’on peut faire avec le corps. Et d’une certaine manière, le corps est au cœur de tous mes films. Parce que c’est un langage, comme le cinéma au fond. La danse est un art de la communication par le geste. Et toutes les danses relèvent de l’expérience humaine. En tant que spectateur puis en tant que réalisateur par la suite, je me suis vite rendu compte que filmer la danse était l’une des choses les plus complexes au monde : dans beaucoup de comédies musicales,  on voit des gros plans, des plans serrés. C’est une manière de transformer la danse en quelque chose d’autre. Moi je voulais enregistrer la performance et le corps dans son ensemble, dans son intégralité. Sans cela on tronque le discours ! Parce que la danse est un discours. Mais un discours qui se passe de mots. Et je pense que c’est une des raisons pour laquelle je suis régulièrement parti filmer des institutions de danse ou des spectacles. Ce n’est pas un hasard si mon cinéma écarte les commentaires pour donner toute sa place à l’image. J’essaye de donner suffisamment de renseignements au spectateur afin qu’il puisse, par lui-même, décider du sens. Mon point de vue au fond s’exprime par le montage, qui est pour moi une forme d’écriture, et la structure du film. Pas par les mots. »