Juliette Schrameck : « Valeur sentimentale est exactement le film que Joachim voulait faire »

Juliette Schrameck : « Valeur sentimentale est exactement le film que Joachim voulait faire »

07 août 2025
Cinéma
« Valeur sentimentale » réalisé par Joachim Trier
« Valeur sentimentale » réalisé par Joachim Trier Memento Distribution

La coproductrice française de Valeur sentimentale, Grand Prix du jury à Cannes, revient sur sa collaboration avec le cinéaste dano-norvégien, entamée avec Julie (en 12 chapitres).


Comment avez-vous rencontré Joachim Trier ?

Juliette Schrameck : J’avais découvert son travail comme beaucoup de cinéphiles français avec Oslo, 31 août. L’idée de travailler avec lui est alors devenue obsessionnelle. À cette époque, j’étais directrice générale de MK2 Films. J’ai beaucoup échangé avec son producteur norvégien et j’ai fini par rencontrer Joachim en 2018 quand il a été président du jury de la Semaine de la critique à Cannes. L’idée d’une collaboration a été favorisée par le fait que j’avais connu son coscénariste Eskil Vogt à la Fémis. J’y avais été chargée d’un petit travail de marketing sur son court métrage… Mais tout cela a mis des années à se mettre en place car, après Oslo, 31 août, Joachim est devenu un des jeunes réalisateurs européens les plus approchés par les producteurs du monde entier. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’il a fait son film aux États-Unis, Back Home, coproduit par des Norvégiens et une société française, Memento. Mais la France constitue vraiment un territoire de prédilection pour lui avec le lancement de la carrière d’Oslo, 31 août à Un Certain Regard, puis le Grand Prix du festival Premiers Plans d’Angers.

Quand cette première collaboration s’est-elle finalement enclenchée ?

Au tout début de l’écriture de Julie (en 12 chapitres). Un scénario qui a ensuite beaucoup évolué avec le temps car le tournage a été reporté à trois reprises ! La première fois à cause de la grossesse de son actrice principale. La deuxième suite à une grave blessure de Joachim après un accident de skateboard. Et la troisième à cause du Covid. Le tournage était prévu pour l’hiver 2018 et le premier clap a eu lieu à l’été 2020. On a même pensé le film maudit ! Mais ces décalages successifs ont permis à Joachim et Eskil de bonifier leur scénario. Et je pense que ce film est encore plus personnel et bouleversant que celui qu’il aurait réalisé deux ans plus tôt.

Qu’est-ce qui vous avait le plus frappé chez lui au cours de cette première collaboration ?

Sa capacité à imprimer dans son scénario tout ce que la vie lui a apporté en bien et en mal pendant ces deux années. C’est ce qui rend ses personnages si ambigus, ambivalents et donc passionnants. J’ai toujours cru dans la capacité de ces deux hommes, Joachim et Eskil, à dépeindre la persona d’une femme d’une manière encore plus sensible, profonde, précise et détaillée que si le film avait été tourné par une réalisatrice. C’est vraiment un pied de nez à la fois magistral et essentiel à cette croyance qu’il faut impérativement appartenir à une communauté pour parler de cette communauté.

Aviez-vous déjà en tête l'idée de poursuivre cette collaboration sur son prochain projet ?

Ce qui a été un peu délicat, c’est que j’ai quitté MK2 au moment où le tournage de Julie (en 12 chapitres) a démarré. Mais Joachim m’avait demandé de rester coproductrice du film. Ce que j’ai donc fait en indépendante aux côtés de MK2, qui a aussi coproduit. On a décidé de poursuivre ce tandem de coproduction française pour le film suivant, d’abord au sein du collectif Agat Films que j’avais intégré, puis avec la société Lumen que j’ai créée. La répartition des tâches s’est faite ainsi : MK2 Films s’occupait des ventes et du financement international – élément évidemment très important – et moi du financement français et de la fabrication de la partie française du film.

Quand Joachim Trier vous a-t-il présenté le projet de Valeur sentimentale ?

C’est au moment de la promotion de Julie (en 12 chapitres) que Joachim a commencé à évoquer plusieurs pistes qu’il avait en tête pour en discuter avec nous. Et, sans prétendre un seul instant l’avoir influencé, je trouvais que la piste la plus porteuse était l’exploration de relations intrafamiliales et plus précisément celles entre un frère et une sœur ou entre deux sœurs, les sexes de la fratrie n’étant pas encore définis. Eskil et lui se sont enfermés pour écrire et ils ont commencé par nous faire lire un premier long traitement suivi, plus tard, d’une première version. Il se trouve que j’ai un dialogue particulier avec Eskil. Parce qu’on se connaît, bien sûr, mais surtout parce que je traduis les divers éléments que je reçois de leur part. C’est donc le parfait prétexte pour aborder de nombreux sujets de fond et discuter ensemble des interactions et des trajectoires des personnages.

Comment avez-vous abordé le financement français ?

L’idée était vraiment de travailler dans la continuité de Julie (en 12 chapitres) avec MK2 et Memento pour la distribution. Je suis partie d’une version de scénario de 140 pages à laquelle Joachim et Eskil étaient arrivés en sachant qu’elle allait fatalement être élaguée avant le tournage. Et ce pour une raison bien précise. Après le prix à Cannes, les nominations aux Oscars et surtout l’énorme succès au box-office de Julie (en 12 chapitres) à l’international, Joachim a décidé de ne pas partir faire un film aux États-Unis mais de tourner en Norvège, en norvégien avec des producteurs indépendants et pour les salles de cinéma. Et ce malgré toutes les propositions qu’il avait reçues. Ce qui était très important pour lui, c’était d’avoir du temps de tournage et plus encore la possibilité de préparer son film sur un temps long. D’avoir un feu vert le plus en amont possible. Voilà pourquoi la recherche de financement a débuté avec un scénario non finalisé. D’abord au CNC avec l’Aide aux cinémas du monde. Mais il y avait plusieurs obstacles.

Lesquels ?

Outre la longueur du scénario initiale, le fait que le film n’allait pas forcément avoir le nombre de points nécessaires pour l’agrément demandé car l’Aide aux cinémas du monde était alors en pleine transition. Mais il y avait un atout majeur qui balayait tout le reste : la qualité exceptionnelle de ce scénario qui en faisait un objet presque littéraire. Et un deuxième non moins essentiel : le fait qu’on allait tourner une grosse semaine en France, plus précisément en région Normandie, avec beaucoup de dépenses à la clé. Ce qui faisait plus que compenser le fait qu’il n’y ait pas de techniciens français attachés au projet. On a donc obtenu l’Aide aux cinémas du monde du CNC puis Arte Grand Accord avec un coproducteur allemand, Eurimages, Canal+, la région Normandie, en plus du MG distributeur et de ventes internationales, mais aussi des ressources complémentaires privées quand, en cours de production, le budget a augmenté.

 

Il était déjà précisé dans le scénario que la partie française se tournerait à Deauville ?

Il fallait une ville cinématographique dans laquelle il y ait un festival, pendant lequel on pourrait tourner. Spontanément, j’avais pensé à Biarritz, Annecy ou Deauville. Mais Joachim a tout de suite eu envie de Deauville. Tout d’abord parce que Marguerite Duras a longtemps vécu juste à côté, à Trouville. Joachim est imprégné de culture littéraire et cinématographique française. Il ne faut pas oublier qu’Oslo, 31 août est une adaptation du Feu follet de Drieu La Rochelle et qu’Isabelle Huppert était l’interprète principale de Back Home. Et puis Joachim avait gardé un excellent souvenir de sa venue à Deauville pour Julie (en 12 chapitres). On a donc tourné sur place en septembre 2024 pendant la cinquantième édition de la manifestation.

Qu’est-ce qui fait la singularité de Joachim Trier sur un plateau ?

Le fait qu’il soit complètement consacré à ses acteurs. C’est un grand technicien, un grand plasticien de l’image. Mais la seule chose qui compte pour lui, c’est de créer le meilleur espace possible pour ses comédiens sur le plateau. C’est son obsession.

Quel a été votre rôle ensuite sur le montage, en tant que coproductrice ?

Joachim est quelqu’un de très fidèle. Il monte depuis toujours avec Olivier Bugge Coutté, un Franco-Danois extrêmement doué. Au fur et à mesure de leur avancée, il nous envoie différentes versions – à nous, puis au distributeur – à partir desquelles on lui fait des notes qui peuvent porter sur la structure ou sur certaines scènes précises… Pour Valeur sentimentale comme pour Julie (en 12 chapitres), j’ai dû voir cinq versions en tout.

Fort du succès de Julie (en 12 chapitres), Valeur sentimentale était bien vendu à l’étranger avant sa sélection cannoise ?

Oui, quasiment partout, à l’exception de deux territoires : la Chine qui est un marché très volatile et l’Australie. Julie (en 12 chapitres) avait aussi été pas mal préacheté mais c’est à Cannes qu’avait eu lieu la vente américaine à Neon – qui a rempilé sur Valeur sentimentale – et à la plupart des territoires anglo-saxons. Que Julie (en 12 chapitres) soit un film sur une femme écrite par deux hommes et ne mettant en scène que des Blancs en bonne santé a pu être un frein pour le prévendre aux États-Unis. Mais le succès du film à travers la planète, en bouleversant les publics de tous les âges et de toutes les origines, a parlé pour lui. Et a évidemment servi de tremplin pour Valeur sentimentale.

Après le succès de Julie, avez-vous ressenti une pression particulière à l’idée de présenter un nouveau film à Cannes ?

Sincèrement, non. Il y avait énormément de sérénité chez tout le monde. Parce qu’on était tous sûrs et fiers du résultat. Valeur sentimentale est exactement le film que Joachim voulait faire et le film que nous voulions produire. Je n’ai donc eu aucun doute sur son accueil tant par le comité de sélection que par les festivaliers. J’avais une entière confiance dans la capacité de ce film à émouvoir et à fédérer.
 

VALEUR SENTIMENTALE

Affiche de « VALEUR SENTIMENTALE »
Valeur sentimentale Memento Distribution

Réalisation : Joachim Trier
Scénario : Joachim Trier et Eskil Vogt 
Production : Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen Films, MK Productions, Zentropa Productions, Komplizen Films
Distribution : Memento
Ventes internationales : MK2 Films
Sortie le 20 août 2025

Soutien sélectif du CNC Aide aux cinémas du monde avant réalisation