Gaspar Noé : « La source d’inspiration principale de Vortex, c’est la vie elle-même »

Gaspar Noé : « La source d’inspiration principale de Vortex, c’est la vie elle-même »

19 avril 2022
Cinéma
Dario Argento et Françoise Lebrun dans « Vortex » de Gaspar Noé.
Dario Argento et Françoise Lebrun dans « Vortex » de Gaspar Noé. Wild Bunch

« La vie est une courte fête qui sera vite oubliée. » Voilà comment Gaspar Noé résumait Vortex au moment de le présenter au Festival de Cannes l’année dernière. Synopsis on ne peut plus efficace pour ce film où l’on suit un couple d’octogénaires, lui vieux critique de cinéma (Dario Argento), elle psychiatre retraitée (Françoise Lebrun) atteinte de démence sénile. Deux personnes âgées confrontées à leur lente décrépitude, à la mort qui approche et à la solitude qu’impose la maladie. Un quasi-huis clos bouleversant dont Gaspar Noé nous raconte la genèse et les ambitions.


Vu son sujet, Vortex fait irrémédiablement penser à Amour de Michael Haneke.

Je comprends. Les thèmes de la vieillesse et de la maladie sont universels – on a tous des situations semblables dans nos familles –, et pourtant peu de films les abordent. Des films comme Amour ou The Father ont sûrement été salutaires pour les autres, la preuve que des longs métrages sur ces sujets peuvent marcher commercialement. Mais ce n’est pas ce qui m’a inspiré. Même si je suis un vrai cinéphile qui regarde un film par jour, la source d’inspiration principale de Vortex, c’est la vie elle-même. Au fil des ans, j’ai rendu visite à de nombreuses personnes dans des maisons de retraite ou des hôpitaux. Ma mère était atteinte d’Alzheimer à la fin de sa vie, ma grand-mère aussi... J’ai vu cette maladie de très près.

C’est certainement votre film le moins violent visuellement, le plus dépouillé, mais aussi le plus sombre…

Disons qu’il y a l’énergie dramatique du temps qui passe. Mais le film n’est pas morbide : quand tu penses à la mort, tu imagines un cadavre décomposé. Je trouve que Vortex est au contraire très pudique. Il est tout public, mais beaucoup de gens – dont mon père – trouvent que c’est de loin mon film le plus violent. Pas dans ce que ça montre graphiquement, effectivement, mais dans l’approche de l’existence. Il y a un côté... je ne dirais pas noir, mais anti-vaniteux sur l’existence. « Tout ça pour ça ? » À la fin, la vie d’une fourmi ou celle d’un être humain n’est pas si différente. (Rires.)

La majorité du film est en split-screen, ce qui vous permet de suivre les deux personnages dans leurs solitudes respectives, au sein d’un même appartement. Comment l’idée vous est-elle venue ?

On associe souvent le split-screen aux films de Richard Fleischer ou Brian De Palma qui l’ont utilisé dans pas mal de séquences, notamment de meurtres. Mais Paul Morrissey et Andy Warhol faisaient déjà des films en split-screen, comme Chelsea Girls (1966). Morrissey avait recommencé avec un long métrage que j’avais vu à 18 ans, New York, 42e rue (1982). J’avais trouvé ça très intéressant, même si la manière dont il utilisait le split-screen était dysfonctionnelle. Donc des années plus tard, j’ai eu envie de reprendre à mon compte cette très bonne idée qui n’avait pas été parfaitement employée, et de la faire fonctionner au mieux. D’autant que ça allait très bien avec l’histoire du film : un couple qui est déconnecté par une maladie, qui habite sous le même toit mais qui n’arrive pas vraiment à communiquer. Leur vie commune est comme deux tunnels entrelacés, qui se croisent à l’intérieur d’un même boyau. Au départ, je ne pensais pas forcément que tout Vortex serait en split-screen, mais ça s’est imposé dès le deuxième jour de tournage. On a retourné les séquences de la veille pour être certain de maintenir l’effet sur toute la durée du film.

Vous parliez de « boyau », c’est exactement ce à quoi m’a fait penser le décor du film. C’est un vrai appartement ?

Oui. Avant même d’avoir la confirmation de Françoise Lebrun et Dario Argento, j’avais repéré un immeuble vide et en vente, où il y avait déjà eu un tournage. Un étage n’avait pas été utilisé au préalable : un appartement très bas de plafonds et tout en longueur. C’était parfait, ça ressemblait à un labyrinthe. J’ai fait venir mon chef décorateur de Climax, Jean Rabasse, qui est pour moi le plus grand chef déco français. Il était pris mais a accepté de cumuler deux films en même temps. Lui et son équipe ont donc créé cet appartement en l’espace d’un mois. Entre deux, Dario et Françoise m’ont confirmé qu’ils feraient Vortex. On a dû déterminer quelles seraient leurs professions dans l’histoire, parce que lorsque j’ai déposé le scénario au CNC, il ne faisait que 10-12 pages et n’évoquait pas leurs métiers. Comme il n’y avait pas de dialogues pré-écrits et pas de fonctions sociales préétablies, Dario m’a dit : « J’ai été critique de cinéma avant d’être réalisateur, je peux improviser là-dessus. »

Quant à Françoise, qui est censée avoir un problème de démence sénile dans le film, je trouvais que c’était très cruel qu’elle ait pu être psychiatre.

Une personne qui aurait aidé toute sa vie des gens à résoudre leurs problèmes psychiques, et qui se retrouve submergée par une maladie irréversible, la plongeant dans un état de terreur. À partir de là, Jean Rabasse et son équipe ont pu finir la déco du film en mettant des affiches de psychiatrie des années 68, et des affiches de Fritz Lang dans le bureau du personnage de Dario.


Qu’est-ce qui vous a donné l’intuition que Françoise Lebrun et Dario Argento feraient un bon couple de cinéma ? 

J’avais rencontré Françoise deux ans avant le tournage. Je lui avais confié à quel point j’étais obsédé par La Maman et la Putain et fasciné par sa performance dans ce film. Quant à Dario Argento, c’est un ami depuis trente ans. C’est quelqu’un d’extrêmement chaleureux, qui n’avait étrangement jamais joué dans un film malgré son charisme. Je sentais que si j’arrivais à réunir Françoise et Dario, ils dégageraient quelque chose qui donnerait au spectateur l’envie de les prendre dans ses bras. C’était important pour le film et, heureusement, ils ont tous les deux accepté. Restait à trouver l’acteur pour incarner le personnage du fils… J’avais vu Guy d’Alex Lutz, que j’avais adoré. Et physiquement, je trouvais qu’Alex pouvait ressembler à un mélange de Dario et de Françoise. J’ai été surpris de découvrir quelqu’un de très mélancolique, pas du tout le comique qu’on pourrait imaginer dans la vie. Ça collait parfaitement à l’idée que j’avais du rôle.

Ensuite, vous avez tourné très vite.

Oui, sur 25 jours. On a fini début mai et j’ai commencé tout de suite le montage. Le Festival de Cannes ayant été reporté à juillet, on a accéléré pour pouvoir le montrer là-bas. Il a été pris hors compétition, à la toute fin du festival. Ça m’allait très bien : j’ai travaillé sur le film jusqu’à la veille au soir de la projection ! 


Comme vous le disiez, il n’y avait aucun dialogue dans le script. Comment gère-t-on l’improvisation à ce point ?

L’histoire est exactement celle qui était écrite sur ces 10-12 pages de scénario. Après, je préfère ne pas écrire de dialogues parce que mon vocabulaire m’appartient, et celui des comédiens peut être très riche, loin du mien. Je me limite donc à décrire les situations et les sujets sur le papier. Puis, je laisse les acteurs improviser. Les meilleures idées d’échanges verbaux sont venues sur le plateau, mais dans un certain cadre. Ce qui était écrit en une demi-page pouvait devenir une séquence de six minutes, mais toujours avec un point de départ et un point d’arrivée. Par exemple, il y a une séquence de douze minutes où le personnage d’Alex Lutz essaie de convaincre ses parents d’aller dans un Ehpad et où les acteurs improvisent tous les trois leurs dialogues. On a fait trois prises de vingt minutes que j’ai raccourcies au montage.

La séquence est tellement juste dans tous les échanges verbaux que tu as les larmes aux yeux. J’aurais été incapable d’écrire des dialogues aussi justes.

Ça fonctionne aussi parce qu’ils parlent comme « dans la vraie vie » : ils passent d’un sujet à un autre, se coupent la parole…

Oui, il y a plein d’accidents et j’adore les déclencher. À un moment, le personnage de Françoise se met à pleurer parce que le fils d’Alex fait trop de bruit. Dario est ému, s’énerve et prend le bras du gamin. Mais il n’était pas du tout prévu que Françoise pleure au départ ! En fait, j’ai proposé à des acteurs de jouer des rôles, mais une fois qu’ils ont été installés dans leurs personnages, j’ai presque essayé de recréer de fausses conditions de documentaire pour que le tout sonne vrai. Qu’ils trouvent leurs propres mots, ou qu’ils ne les trouvent pas, d’ailleurs. Les bégaiements sont très intéressants. J’avais dit à Françoise : « Tu peux improviser tout ce que tu veux, mais je ne veux surtout pas entendre clairement ce que tu dis. Il faudrait que tu bredouilles et que ce soit incompréhensible. » Au départ, l’idée ne lui plaisait pas beaucoup, mais elle a très bien compris que c’était exactement ce qu’il fallait faire. Du coup, un tiers du temps, tu ne sais pas ce qu’elle a dit !

C’est un film que vous auriez été incapable de réaliser il y a encore cinq ans ? 

Je pense que je n’aurais pas été dans l’énergie du film. Mais j’ai perdu beaucoup de figures d’hommes qui étaient très proches – comme des pères d’adoption –, trois en l’espace d’un an. J’étais imprégné par ce que sont les derniers moments d’une vie.

VORTEX

De Gaspar Noé
Avec Françoise Lebrun, Dario Argento, Alex Lutz…
Production : Rectangle Productions, Wild Bunch International
Distribution : Wild Bunch Distribution