Hubert Sauper (Epicentro) : « Ma méthode de travail est la même de film en film »

Hubert Sauper (Epicentro) : « Ma méthode de travail est la même de film en film »

18 août 2020
Cinéma
Epicentro
Epicentro Les Films du Losange - Groupe Deux - KGP Filmproduktion - Little Magnet Films
Alors que sort son troisième long métrage Epicentro tourné à Cuba, retour avec le réalisateur du Cauchemar de Darwin et de Nous venons en amis sur son rapport au documentaire.

Vous avez commencé par tourner des fictions et diriger des comédiens (Der Blasi, Also schlafwandle ich am hellichten Tage…). Qu’est-ce qui vous fait désormais privilégier le documentaire quand vous décidez d’aborder un sujet ?

Hubert Sauper : Documentaire est un mot que je n’aime pas trop. Je lui préfère le terme anglo-saxon de non fiction cinema.

Je travaille entièrement sur la réalité. Je ne truque pas, je ne triche pas, je ne fais jamais dire aux gens des choses différentes de ce qu’ils pensent. Mais le terme « documentaire » me renvoie aux mots « documents », « protocole », « vérité supérieure ». A mille lieues de mon travail.

Moi, je fais des films de cinéma avec de vraies personnes car j’ai du mal à trouver des acteurs avec autant de force et d’authenticité que les personnages que je peux rencontrer dans la vraie vie. Pour moi, faire ces films est une petite aventure à chaque fois et mon but est de faire vivre aux spectateurs la même expérience que j’ai pu avoir.

Comment trouvez-vous vos sujets ? Pourquoi, par exemple, avoir eu envie de faire un film sur Cuba avec Epicentro ?

Je ne fais jamais des films sur des pays à proprement parler. Pour moi, Le Cauchemar de Darwin n’est pas plus un film sur la Tanzanie que Nous venons en amis n’est un film sur le Soudan. Ce sont à chaque fois des questionnements sur ce que signifie être Européen ou Américain en Afrique. De la même manière, Epicentro n’est pas un film sur Cuba mais sur l’invention d’un discours américain qui prétend que les US doivent impérativement sauver le monde. J’explore ce discours depuis Cuba car cette île est l’endroit où, à mes yeux, tout a débuté en 1898 avec l’explosion de l’USS Maine, un big bang qui a mis fin à la domination espagnole et inauguré cette nouvelle ère (ce cuirassé américain coule à la suite d'une explosion, le 15 février 1898, et cet accident allait déclencher la guerre hispano-américaine NDLR). Me positionner physiquement à La Havane me permet de tourner autour de deux événements concomitants, deux piliers de l’histoire : l’explosion du Maine donc, et l’invention du cinéma qu’Hollywood va utiliser comme outil de propagande. C’est précisément de cet événement que date l’idée pour les Américains d’une opposition entre le camp du bien et celui du mal, et la nécessité impérieuse de libérer les peuples - à leurs yeux arriérés - de leurs oppresseurs. Cela se produira par la suite au Vietnam comme en Afghanistan ou en Irak. C’est l’histoire de notre monde depuis plus d’un siècle. Mais les Américains ne sont pas précurseurs en la matière. Avant eux, les Romains ou les Britanniques ont fait la même chose.

Avez-vous une méthode de travail commune à chacun de vos films ?

Oui, à chaque fois, ma méthode est la même. Je m’appuie d’abord sur une grande base de recherches qui me permet de dégager l’axe narratif principal de mes films. A partir de là, j’écris un scénario, étape indispensable pour recevoir des aides en documentaire comme en fiction. Dans mes scénarios, je décris des archétypes, fruits de mes nombreux voyages dans les pays concernés. J’explique ce que j’ai envie de raconter et qui, pour y parvenir, je souhaite rencontrer. Dans le cas d’Epicentro, je sais par exemple ce que peuvent raconter des petits Cubains de 10 ans. Beaucoup sont entièrement programmés par la propagande castriste et plus au fait de la géopolitique que les petits Occidentaux du même âge. Mon but devient alors de trouver des enfants avec cette sensibilité-là.

Comment vous y employez-vous ? Comme pour un casting en fiction ?

Je n’aime pas non plus ce terme car il est impropre dans le documentaire. Mais je multiplie en effet les rencontres pour trouver mes « perles rares » comme Léonelis, la petite fille qu’on voit le plus dans Epicentro. Ensuite, je dois gagner la confiance de leur famille pour pouvoir échanger avec eux. Mais j’ai une grande facilité de connexion avec les êtres humains, cela fait partie intégrante de mon métier. Ensuite, j’explique ce que je fais, je montre des bouts de mes films. Puis les gens développent leur envie de se raconter sans que je les questionne. Ils se confient naturellement.

Il faut cependant aussi qu’ils soient à l’aise avec la caméra…

Oui mais avec moi, la caméra n’existe pas vraiment. Je tourne avec un dispositif extrêmement réduit. Caméra allumée ou non, c’est quasiment la même chose. La communication prime sur l’aspect technique.

Epicentro Les Films du Losange/Groupe Deux/KGP Filmproduktion/Little Magnet Films/DR

Dans vos documentaires, on retrouve aussi un jeu avec le spectateur. Entre vrai et faux. Entre réalité et fiction. Comme dans Epicentro où l’on assiste à un véritable pugilat entre Léonelis et sa mère avant de découvrir qu’il s’agit d’une scène jouée…

J’ai provoqué cette scène entre Oona Chaplin qui est une grande actrice et Léonelis qui aspire à en devenir une. Il s’agit de leur première rencontre mais celle-ci n’était pas neutre. Oona et Léonelis étaient en attente de se connaître car depuis des semaines, je parlais de chacune à l’autre. Cette rencontre a eu lieu dans la maison de la vraie maman de Léonelis et je ne voulais pas de quelque chose de banal. Je leur ai donc proposé de se lancer dans une improvisation. Oona a alors eu cette idée de scène d’engueulade entre une mère et sa fille qui veut sortir avec son petit copain. Et face à elles, je suis soudain comme un reporter de guerre qui filme une situation qui le dépasse. Je disparais, je ne fais pas de mise en scène, je capte ce qu’il se passe. Je deviens spectateur de ce jeu entre le vrai et le faux où la réalité jouée devient très réelle. En jouant avec cette frontière ténue, je sais que je m’expose à des polémiques. Mais peu m’importe.

Dans vos documentaires, vous n’hésitez d’ailleurs pas vous-même à aborder de front des choses qu’on pourrait vous reprocher. Comme dans Epicentro où l’un de vos interlocuteurs demande si on ne finit pas, au fil du temps passé sur place, par se raconter des histoires et ne plus voir le drame de l’Histoire pour se balader comme un touriste au milieu des ruines et des gens surexploités en croyant que c’est le paradis.

Là encore, cet échange est anticipé et provoqué. Car c’est une question qui ne cesse de me poursuivre. Chaque matin ou presque, je me demande ce que je peux bien faire, moi, natif du Tyrol, au Congo ou à Cuba. Et souvent, cette question reste sans réponse. Je comprends qu’on puisse me voir comme un blanc de plus dans ces pays, un touriste comme les autres. Sauf que mon métier m’offre le privilège de vivre 3 ans à La Havane, de me poser la question de ce que je fais sur place, de rencontrer des enfants incroyables et d’aller au-delà de la carte postale, sans pour autant prétendre connaître la vraie Havane mieux qu’eux. Et j’ai souhaité aborder ce sujet avec un intellectuel chilien, penseur et philosophe, qui - avec son stylo comme moi avec ma caméra - se vit lui aussi comme un touriste. Bien sûr, lui comme moi nous sentons loin des Américains ivres qui hurlent dans leurs décapotables mais on sait pertinemment aussi qu’on ne peut pas s’extraire complètement d’eux. J’avais envie de cet échange avec lui.

Est-ce que comme pour l’écriture et le tournage, vous suivez également de film en film la même méthode pour le montage ?

Oui. A chaque fois, je tourne et monte en même temps. Au fur et à mesure de l’avancée du tournage, j’écris sur un mur la liste des grandes thématiques que je veux traiter et des personnages que je rencontre et j’essaie de trouver un chemin dans tout cela. Mais sur Epicentro, j’ai eu en plus la chance de rencontrer Yves Deschamps, un monteur qui a travaillé avec Orson Welles. Je lui ai raconté mes idées et balancé des images que j’ai tournées pour qu’il puisse commencer à réfléchir à comment les arranger et les structurer. Yves a du génie pour créer un récit, pour en poser les grandes lignes. C’est lui qui a trouvé la structure de l’ensemble et l’intrication des fils. On est arrivés à une première version de 3 heures qu’il a fallu dégrossir, avec comme toujours la douleur de voir partir des blocs entiers comme si on vous coupait un bras.

Disons qu’Epicentro est la version qui a survécu des différents films qu’on a montés. Coppola a dit un jour qu’un film n’est jamais fini, juste abandonné. Je partage son avis.

Epicentro, qui sort ce mercredi 19 août, a reçu l’aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme) du CNC.