Isabelle Carré : « Faire ce film, c’est aussi tenter de secouer un peu la société »

Isabelle Carré : « Faire ce film, c’est aussi tenter de secouer un peu la société »

12 novembre 2025
Cinéma
Les Rêveurs d’Isabelle Carré
« Les Rêveurs » réalisé par Isabelle Carré Christine Tamalet

En 2018, on découvrait Les Rêveurs d’Isabelle Carré. Un premier roman inspiré par un épisode de son adolescence : la découverte progressive de l’homosexualité de son père et sa tentative de suicide à 14 ans, qui la conduit à être hospitalisée en psychiatrie. Sept ans plus tard, en l’adaptant pour le cinéma, la comédienne signe son premier long métrage de réalisatrice. Elle nous raconte le passage du livre au film.


Aviez-vous en tête l’idée que Les Rêveurs puisse devenir un film quand vous l’écriviez ?

Isabelle Carré : Pas du tout ! D’autant que j’ai d’abord écrit ce livre pour moi, sans intention de le publier. Je l’ai fait lire à quelques personnes, dont Michel Spinoza avec qui j’avais tourné Anna M. (2007). C’est lui qui m’a assuré que je devais le donner à l’éditrice Juliette Joste qui travaillait à l’époque chez Grasset. J’ai quand même attendu trois ou quatre mois mais je l’ai fait et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé en librairies.

Qui vous a suggéré d’en faire un film ?

C’est le producteur Philippe Godeau que je connais depuis des années et qui avait notamment distribué Se souvenir des belles choses (2001) de Zabou Breitman. J’ai d’abord commencé par lui dire non. J’avais mis vingt ans pour écrire ce livre, j’étais allée au bout de ce que j’avais dans la tête et je trouvais que la littérature était le meilleur lieu d’expression pour cette histoire. Mais Philippe n’a pas lâché l’affaire. Tous les six mois, il revenait à la charge et tous les six mois, je lui redisais non. Puis le confinement est arrivé. Et là, j’ai vu les chiffres des hospitalisations des jeunes – surtout des jeunes filles – exploser. Un déclic. J’y ai vu un film à faire, en me concentrant sur les deux premiers chapitres de mon livre, et en raccrochant ma propre expérience à celles qu’étaient en train de vivre ces jeunes fragilisés. J’ai donc imaginé Les Rêveurs comme un passage de relais. La pédopsychiatrie s’est énormément améliorée dans les années 1980 mais, alors qu’on sait mieux faire, on constate qu’il n’y a plus de moyens, moins de soignants et moins de places d’accueil. Faire ce film, c’était aussi tenter de dénoncer cet état de fait, secouer un peu la société et, si possible, le gouvernement. Mettre en lumière ce scandale qui fait qu’aujourd’hui, un enfant sur deux ne peut pas être soigné. Je voulais aussi et avant tout m’adresser aux jeunes et leur dire qu’il existe des solutions pour aller mieux, notamment par le biais de l’art-thérapie.

Le confinement est arrivé. Et là, j’ai vu les chiffres des hospitalisations des jeunes – surtout des jeunes filles – exploser. Un déclic. J’y ai vu un film à faire.

Pourquoi avoir fait appel à Agnès de Sacy pour écrire avec vous ?

Nous nous connaissons depuis des années, elle était assistante sur le tournage de Beau fixe en 1992. Et j’ai tourné dans La Fille d’un grand amour, son premier long métrage pour une large part autobiographique, autour d’une fille qui découvre l’homosexualité de son père, sujet qui fait écho à ce que j’ai pu vivre. Il se trouve que je lui avais parlé des Rêveurs au moment où j’hésitais encore à en faire un livre, par peur des réactions de ma famille. Et là, elle m’avait montré dans Le Monde littéraire une citation d’Aragon que j’ai depuis mise en exergue de mon film : « Le roman, c’est la clé des chambres interdites de nos maisons. ». Elle fait partie des phrases qui m’ont guidée tout au long de cette aventure. Celles que j’appelle des « phrases bijoux » comme la réplique de Romy Schneider dans Une femme à sa fenêtre (1976) que j’avais découverte quand on m’avait placée dans le service psychiatrique de l’hôpital Necker, à Paris, sur la toute petite télévision d’un patient : « Préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort. »

Comment avez-vous travaillé avec Agnès de Sacy ?

Cette histoire est tellement personnelle que je tenais absolument à ce qu’il n’y ait pas un seul mot que je n’ai pas écrit. Donc entre nous, ce fut principalement des allers-retours et des questionnements sur la structure du récit. N’ayant jamais écrit de scénario, j’avais besoin de m’appuyer sur le regard d’une professionnelle.

 

L’écriture a-t-elle été plus complexe que celle du livre ?

Tout s’est décoincé dès que j’ai trouvé comment mettre en perspective le passé et le présent en les liant par les ateliers d’écriture qu’anime mon personnage à l’hôpital Necker, comme j’en ai moi-même donné à La Maison de Solenn. Ensuite, j’ai juste eu à écrire ce que j’avais vécu, à travers la réaction des enfants face à moi. Dans le roman, on trouvait beaucoup du fameux « mentir vrai » d’Aragon, là tout est quasiment vrai.

Comment avez-vous travaillé avec les enfants qui sont au cœur de votre film ?

J’ai fait deux ateliers de trois jours pour chaque groupe. Celui des années 1980 et celui des années 2020. Des ateliers constitués d’exercices ludiques à la Peter Brook pour qu’ils apprennent à se connaître, à s’écouter, à se renvoyer la balle. Mais aussi des ateliers d’écriture, de danse et d’impro. Le but était de ne pas trop utiliser le texte pour ne pas jouer les scènes avant le tournage. Et sur le plateau, j’ai fait appel à des éducatrices qui étaient là pour les occuper quand ils ne tournaient pas, leur changer les idées, parler avec eux pour qu’ils puissent me confier leurs ressentis, s’ils trouvaient des scènes trop dures par exemple.

Quel producteur est Philippe Godeau avec vous ?

Il est très confiant, assez peu dans le contrôle. Je lui suis vraiment très reconnaissante parce qu’il a cru en moi et au film. Au tout début du tournage, il m’a dit cette phrase, « sois à l’écoute de ton film », qui m’a servi de guide tout au long du tournage, peuplé de ces journées chamboule-tout où il ne faut pas rester scotché à son scénario. D’autant plus que le nombre d’heures quotidiennes était réduit pour respecter la durée légale de tournage pour les enfants, ce qui a par ricochet multiplié les journées de tournage. Voilà pourquoi l’aide du CNC a été primordiale. Nous avons pris le risque de postuler en urgence à l’Avance sur recettes avant réalisation en ayant conscience qu’en cas d’échec, nous ne pourrions pas postuler une fois de plus. Mais nous l’avons fait car nous avions besoin de cet argent tout de suite. Sinon, j’aurais perdu toute ma distribution adulte car il aurait fallu reporter le tournage d’un an, aux vacances d’été suivantes !

Je voulais aussi et avant tout m’adresser aux jeunes et leur dire qu’il existe des solutions pour aller mieux, notamment par le biais de l’art-thérapie.

Pourquoi avoir fait appel à Irina Lubtchansky pour la photographie des Rêveurs ?

Pour son travail sur Roubaix, une lumière (2019). J’avais adoré la façon dont elle filmait derrière les vitres. Et ça allait être un enjeu important dans Les Rêveurs car il y a tout ce jeu avec les vitres dans l’hôpital. J’avais aussi adoré son travail sur La Grande Magie (2023), qui était quelque chose de très étincelant, de très coloré alors que Roubaix, une lumière évoluait dans des tons sépia. Je savais que j’aurais besoin de quelqu’un capable de maîtriser ce grand écart, car j’avais déjà en tête de jouer sur l’évolution des couleurs dans le service pour montrer comment le regard change quand on sort de la dépression. Nous avons beaucoup travaillé là-dessus avec Irina et mon chef décorateur Nicolas de Boiscuillé.

Le montage a-t-il beaucoup fait évoluer les choses ?

J’ai fait appel Annette Dutertre, la monteuse des frères Larrieu. Il y a dans ce choix, outre son talent, quelque chose de très symbolique. En fait, le vrai déclencheur de l’écriture du livre fut un atelier que j’ai suivi sous la direction de Philippe Djian. Or, j’ai rencontré Philippe par l’entremise des frères Larrieu qui ont été les premiers à me donner envie de faire entendre ma voix grâce à 21 nuits avec Pattie (2015) où, tout au long du film, j’écoute ce que dit Karin Viard avant, à la toute fin, de pouvoir exprimer mon désir dans un long monologue. Ce moment a tout changé. En 2015, l’année de la sortie en salles de 21 nuits avec Pattie, j’avais déjà fait appel à Annette pour ma première mise en scène de théâtre, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, car je trouvais qu’elle souffrait de soucis de rythme. Les Rêveurs ne s’est pas vraiment réécrit au montage. Nous avons juste fait des petits changements, certes essentiels, mais qui n’ont provoqué aucun grand chamboulement.

La musique est signée par votre frère Benoît qu’on connaît à travers le trio Lilicub et le tube Voyage en Italie. Ce fut une évidence de faire appel à lui ?

Oui, car la BO fait écho à toutes ces musiques planantes d’auteurs tels que Vangelis, Jean-Michel Jarre, que nous avons écouté pendant des heures, enfants, dans le salon. Nous avons vécu avec la musique. C’était notre lien à tous les deux. J’avais aussi le souvenir que nous avons écouté beaucoup de musiques de films et de lui avoir dit, à 10 ans, qu’il en composerait un jour lui-même. Il en a toujours rêvé, mais ça ne s’était jamais fait. J’espère qu’il en fera beaucoup d’autres désormais, car il a un don pour ça. Avec Annette, quand nous avons posé ses musiques sur les images, alors qu’on ne lui avait communiqué aucun timing, elles tombaient pile. Elle-même m’a assuré n’avoir jamais vu ça !
 

LES RÊVEURS

Affiche de « LES RÊVEURS »
Les Rêveurs Pan Distribution

Réalisation : Isabelle Carré. 
Scénario : Isabelle Carré et Agnès de Sacy. 
Production : Pan Cinéma/France 2 Cinéma. 
Distribution : Pan Distribution. 
Sortie le 12 novembre 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025)