Quand et comment avez-vous découvert le roman de Fatima Daas ?
Julie Billy : Je l’ai lu le jour de sa sortie. À cette occasion, Fatima faisait la couverture des Inrocks et le sujet de son livre m’a frappée. J’ai dévoré La Petite Dernière d’une traite. Cela a été un choc émotionnel. Son héroïne, prise entre sa foi et ses désirs naissants, incarne un personnage d’une grande complexité, moderne. J’ai immédiatement eu la conviction que cette histoire devait être portée à l’écran. Ce n’est pas simplement un roman puissant, mais une matière vivante, universelle, d’une grande humanité. Une voix d’une sincérité désarmante, sans artifice, sans posture. Fatima écrit avec une force tranquille, une clarté bouleversante. Son récit ne cherche jamais à choquer ou à moraliser ; il parle du corps, de la foi, de la féminité avec une douceur rare. J’ai ressenti un apaisement en le lisant, comme si, au milieu du tumulte contemporain, il apportait une forme de réconciliation. C’est cette émotion, à la fois intime et politique, qui a porté les prémices d’un projet de cinéma. Le jour même, j’ai contacté son éditrice afin d’en acquérir les droits.
L’écriture de ce livre est cependant singulière, déstructurée, comme un long monologue. Pourquoi avoir pensé que Hafsia Herzi, qui n’avait jusque-là signé aucune adaptation, était la réalisatrice idéale pour le porter à l’écran ?
Il n’y a aucune chronologie ni dramaturgie au sens classique du terme dans La Petite Dernière. Cependant, il y a des dialogues, des séquences, des scènes très cinématographiques… Tout l’enjeu a été de trouver une réalisatrice capable de s’emparer de cette modernité avec son propre langage. Hafsia s’est imposée naturellement. Elle était alors en plein montage de Bonne Mère que je n’avais donc pas encore vu. Mais j’avais été profondément touchée par son premier long métrage, Tu mérites un amour. Je trouvais que le langage de ce film résonnait avec l’écriture de Fatima. Il fallait bien sûr que Hafsia s’en empare pour en faire un récit personnel. Quand j’ai suggéré son nom, Fatima a tout de suite été enthousiaste.

Un enthousiasme partagé par Hafsia Herzi ?
Oui ! Par chance ! Hafsia a lu La Petite Dernière et a ressenti le même coup de cœur que moi. Fatima et elle se sont très vite rencontrées. Et Fatima lui a offert une immense liberté en la laissant s’emparer de son texte. Hafsia n’a pas voulu raconter l’enfance mais se focaliser sur un an dans la vie de Fatima. Elle a réalisé un travail d’adaptation très précis. Finalement, c’est assez magique car le film est à la fois très personnel à Hafsia, mais on y retrouve des scènes et des émotions clés du livre de Fatima.
Comment s’est construit le financement du film ?
Hafsia avait jusque-là réalisé ses films de manière un peu pirate. Elle n’avait, par exemple, jamais travaillé avec une cheffe décoratrice. Mais, pour ce projet, je voulais qu’elle ait des moyens à la hauteur de sa vision et qu’elle puisse franchir un cap dans ses ambitions de mise en scène : un tournage à trois caméras sur plus de huit semaines avec notamment des séquences de figuration pour les scènes de fête que nous voulions filmer dans toute leur beauté et leur ampleur. Nous visions un budget d’environ quatre millions d’euros, ce qui en fait un film dit « du milieu », pas facile à financer. J’ai tout de suite su que je n’arriverais pas à lever cette somme en France pour un tel long métrage, qui plus est sans tête d’affiche. Donc je me suis très vite tournée vers l’Allemagne.
Pourquoi vous êtes-vous tournée vers l’Allemagne ?
Très tôt, j’en ai discuté avec une amie de longue date, Vanessa Ciszewski, de Katuh Studio, qui est productrice en Allemagne. Nous avons échangé autour du roman qu’elle avait adoré ; il venait de sortir en librairies en Allemagne où il avait reçu un prix assez important. Quand elle a su que c’était Hafsia qui l’adaptait, elle m’a tout de suite proposé une coproduction. Elle était sûre de trouver du financement allemand, au regard de l’accueil reçu par le livre et de son enthousiasme pour Tu mérites un amour. Je venais tout juste de créer June Productions avec mon associée, Naomi Denamur. Nous avons pu bénéficier d’un critère spécifique aux jeunes sociétés de production qui nous a permis de demander le Mini-traité franco-allemand et de l’obtenir à l’unanimité sur le développement. Cette première pierre a été fondamentale pour la suite du financement car elle a créé un axe franco-allemand très fort qui s’est avéré payant puisque nous avons notamment pu obtenir le Grand Accord Arte et Eurimages. Avant cela, le programme Media Co-développement nous a soutenus et nous a permis de développer le film pendant quatre ans et de faire deux ans de casting avant de trouver Nadia Melliti.
Du côté de la France, nous n’avons pas réussi à décrocher l’Avance sur recettes avant réalisation malgré deux tentatives. Mais nous avons eu la chance d’avoir un distributeur, Ad Vitam, et un vendeur international, MK2, qui ont cru très tôt au film et nous ont suivis très en amont. Finalement, le premier financeur de la production a été la région Grand-Est où vit Hafsia. Elle venait d’y tourner un unitaire pour Arte, La Cour, et l’avait trouvée très accueillante. La région Grand-Est mais également la région Île-de-France nous ont soutenus sur une version de scénario assez embryonnaire. Puis Arte, qui avait acheté Tu mérites un amour et pré-acheté Bonne Mère, a d’abord validé le film via son comité français avant de le monter en Grand Accord. Sachant que les deux précédents longs métrages de Hafsia n’étaient pas sortis en Allemagne, leur engagement sur ce projet me semble d’autant plus fort. Il s’agit du film d’une jeune réalisatrice, dont le sujet peut être catégorisé comme très français, voire très spécifique. Mais ils ont été les premiers à affirmer l’universalité de La Petite Dernière. Sans Arte, le film n’aurait pas pu atteindre son ambition de production.
Comment avez-vous vécu le tournage ?
Nous sommes partis avec seulement trois millions sur les quatre nécessaires. Pendant le tournage, nous avons subi un sinistre important sur un décor. Nous avons donc dû en changer de façon assez radicale, ce qui a entraîné une interruption de tournage. Mais Hafsia, elle, a toujours gardé sa vision et ce grand calme qui la caractérise. Plus nous rencontrions de difficultés, plus ça la confortait dans cette idée que le film était nécessaire et que nous avions un devoir de le mener à bout. Malgré les difficultés, régnait une solidarité forte sur le plateau.

L’accueil enthousiaste reçu lors de la projection cannoise a-t-il tout de suite déclenché des ventes à l’étranger ?
Oui, dans la semaine qui a suivi cette projection, les ventes se sont envolées. La Petite Dernière a été acheté dans presque tous les territoires, en dehors évidemment de quelques pays où le sujet serait censuré d’office. Le film va être accompagné par les distributeurs salles qui comptent parmi les meilleurs de chaque pays. Comme Cinéart au Benelux, Filmin en Espagne, ou Strand aux États-Unis qui a sorti depuis trente ans une quantité inouïe de films queer majeurs et cultes.
Et en Allemagne, le pays coproducteur de La Petite Dernière ?
C’est un territoire où il est très difficile de vendre des films français. La Petite Dernière n’a donc pas été pré-acheté, mais le distributeur Alamode s’est engagé avec enthousiasme pendant Cannes. Ils croient tellement au film qu’ils ont décidé de le sortir le 25 décembre, comme ils l’avaient fait pour Les Graines du figuier sauvage l’an passé. En tout cas, au fil des projections, en France comme à l’étranger, nous constatons que le film parle tout aussi bien à un public de cinéphiles un peu âgé qu’à un public plus jeune, toujours plus difficile à attirer dans les salles.
Cerise sur le gâteau, La Petite Dernière a été couronné à Cannes grâce au prix d’interprétation de Nadia Melliti…
Nous avons été prévenus très tard que le film avait reçu un prix sans savoir lequel car une coupure d’électricité avait paralysé la ville. Nous avons quand même voulu que Nadia revienne de Paris. Elle est arrivée in extremis à l’aéroport de Nice et a dû être escortée par des motos de la police jusqu’au Palais des Festivals, débarquant dans la salle quelques secondes avant l’annonce du prix. Lorsque nous avons entendu son nom, ce fut un moment suspendu. Hafsia était en pleurs et nous avec ! Les mots de Nadia sur scène ont résonné très fort. Ce prix couronne une comédienne non professionnelle qui livre une performance extraordinaire. Mais il récompense aussi l’audace de la mise en scène de Hafsia et un personnage que nous n’avions encore jamais vu dans le cinéma français. Ça a été vraiment un moment de rêve, et c’est gravé à jamais en nous !
LA PETITE DERNIÈRE

Réalisation et scénario : Hafsia Herzi.
Scénario : Hafsia Herzi d’après l’œuvre de Fatima Daas.
Production française : June Films
Distribution : Ad Vitam.
Ventes internationales : MK2 Films.
Sortie le 22 octobre 2025
Soutiens sélectifs du CNC : FR/DE : Aide sélective franco-allemande, Fonds Images de la diversité (aide à la production), Aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme 2025), Aide à la création de musique originale, Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025)