Jean Rabasse, de « Delicatessen » à « Mon crime »

Jean Rabasse, de « Delicatessen » à « Mon crime »

13 mars 2023
Cinéma
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Mon Crime
L'un des décors de « Mon crime » imaginé par Jean Rabasse Mandarin et Compagnie - Foz - Gaumont - Scope Pictures - France 2 Cinéma - Playtime Production

À l’occasion de la sortie du film de François Ozon, qui marque sa première collaboration avec le cinéaste, le chef décorateur césarisé de La Cité des enfants perdus et de Vatel nous parle de son métier, de ce qui l’y a conduit et de ses évolutions au fil du temps.


Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir chef décorateur ?

Ma passion absolue pour le cinéma, même si le hasard a joué un rôle essentiel car au fond j’idéalisais trop le septième art pour imaginer un jour y travailler. Il se trouve que j’étais maquettiste d’archi quand, en 1986, je suis allé aider un copain qui travaillait sur Beau Temps mais orageux en fin de journée, le premier long métrage de Gérard Frot-Coutaz. Au départ, j’ai simplement donné un coup de main durant deux heures pour déménager des meubles. Mais comme ils en cherchaient d’autres, il m’est apparu tout à fait naturel de démeubler l’appartement de mes parents pour leur en prêter ! (Rires.) Au final, j’ai fait tout le tournage comme stagiaire chef décorateur et accessoiriste de plateau. Un moment inoubliable pour moi car cette expérience a fait basculer ma vie. Shula Siegfried, une agente, amie de Frot-Coutaz, m’a alors pris sous son aile et fait rencontrer énormément de gens, dans le cinéma mais aussi dans la pub, la mode et les clips. J’ai travaillé avec Jean-Paul Goude, sur les défilés de Jean-Paul Gaultier et Thierry Mugler… Je suis diplômé des Beaux-Arts, mais je peux dire que j’ai appris ce métier sur le tas et en dévorant des livres parlant du travail de chef décorateur et plus largement de cinéma.

C’est aussi à cette époque que vous avez rencontré Marc Caro, ce qui vous amènera à travailler sur Delicatessen ?

Oui, cette rencontre a eu lieu en 1987 sur le clip des Tzars d’Indochine. Une grande amitié est née quasi immédiatement. Marc m’a proposé de travailler sur Delicatessen comme maquettiste. Mais j’ai aussi dessiné les décors sans être crédité et c’est ainsi que j’ai mis définitivement les pieds dans le monde du cinéma. Il se trouve que j’étais aussi un spectateur assidu de danse contemporaine. Et quand Marc a été engagé pour travailler sur la cérémonie d’ouverture des JO d’Albertville que mettait en scène Philippe Decouflé, il m’a emmené dans ses bagages. Marc est parti un mois plus tard mais moi je suis resté. Là encore, pour vivre quelque chose de dingue, car bien que n’ayant aucune expérience dans le spectacle vivant, j’ai été propulsé scénographe. Et cette rencontre fut, elle aussi, fructueuse puisque j’ai par la suite travaillé sur nombre de spectacles de Philippe comme décorateur, encore l’an passé sur Stéréo.

Je suis diplômé des Beaux-Arts, mais je peux dire que j’ai appris ce métier sur le tas et en dévorant des livres parlant du travail de chef décorateur et plus largement de cinéma.

Vous avez également travaillé comme scénographe pour le Cirque du Soleil et pour des opéras. Vers quel domaine va votre préférence ?

Mon ADN, c’est vraiment le cinéma. Parce que c’était mon rêve de gosse. Mais surtout parce que j’ai tellement pensé cinéma toute ma vie que je me sens légitime sur ce terrain-là et que je sais avec précision ce que je peux apporter.

Vous avez été césarisé en 1996 et 2001 pour La Cité des enfants perdus et Vatel et nommé pour Astérix et Obélix contre César (2000), Faubourg 36 (2009), L’Odeur de la mandarine (2018) et J’accuse (2020). Des aventures très différentes. Comment choisissez-vous vos projets ?

Précisément en fonction de ce que je pense pouvoir apporter à un metteur en scène. Donc tout part des scénarios et des rencontres. Au fond, une grande part de mon métier consiste à comprendre les réalisateurs. Peu m’importe le style ou le genre des films. J’ai pris autant de plaisir à faire 20 ans d’écart, la comédie de David Moreau avec Virginie Efira et Pierre Niney que Climax et Vortex de Gaspar Noé, par exemple.


Comment s’est passée la collaboration avec Gaspar Noé ?

Je le connaissais de loin, je savais que ça n’avait pas été forcément simple pour les décorateurs de travailler avec lui. Et une fois encore, ma rencontre avec lui fut décisive. Car en cinq minutes, j’ai compris comme il fonctionnait et ce qu’il attendait d’un chef déco : aller plus vite que lui et ne pas attendre ses directives. Climax et Vortex, ce sont des tout petits budgets en décoration avec une petite équipe de 5 ou 6 personnes, mais quel régal !

Le fait que François [Ozon] soit aussi coproducteur de Mon crime a joué un rôle essentiel car cela a facilité la possibilité de traduire nos idées concrètement. Sur ce film, j’ai particulièrement apprécié le travail autour des couleurs que j’ai pu faire main dans la main avec la chef costumière Pascaline Chavanne.

Votre éclectisme s’est encore vérifié l’an passé avec Notre-Dame brûle de Jean-Jacques Annaud et L’Innocent de Louis Garrel…

Ça raconte mon amour du cinéma, de tous les genres du cinéma. Avec Jean-Jacques, le travail était incroyablement sophistiqué. Techniquement, Notre-Dame brûle est le film le plus pointu que j’ai jamais fait. Louis, je l’avais rencontré sur le plateau de Dreamers de Bernardo Bertolucci. Il avait 19 ans. Pour moi, c’est Buster Keaton ! L’un des mecs les plus drôles que je connais. Depuis des années, je n’arrêtais pas de lui demander pourquoi il ne mettait pas en scène une vraie comédie. Alors forcément, quand j’ai lu L’Innocent, j’ai eu envie de monter à bord du projet car je savais que je pourrais lui apporter quelque chose pour qu’il puisse s’exprimer encore plus puissamment à l’image. Sans fausse modestie, je suis fier de ma filmographie. Je peux passer des heures au téléphone avec mon agent pour discuter des projets.

Vous refusez beaucoup de choses ?

Cet été, j’ai décliné beaucoup de séries car je sentais qu’on m’appelait pour sortir du décor au kilomètre. Or rien ne m’agace plus que quand on nous considère comme de simples fournisseurs. Mais une fois encore, pas pour une question de format. Ni parce que je veux seulement faire du cinéma. La preuve, je travaille actuellement sur la série de Jérôme Salle, Kaiser Karl, où l’ambition est tout autre.

Depuis mercredi, on peut voir en salles Mon crime, qui marque votre toute première collaboration avec François Ozon. Comment s’est passée votre rencontre ?

Il m’avait déjà proposé Été 85 mais je n’étais pas libre. Sur Mon crime, nos planètes se sont alignées et j’étais ravi car j’adore le cinéma de François. Il a un univers, un discours. C’est quelqu’un de courageux et de talentueux. J’ai découvert que c’était aussi un incroyable technicien de cinéma qui maîtrise tous les postes. Il est exigeant, casse-pieds comme il faut, mais aussi très généreux.

Quand je vois la lumière créée par Benoît Debie dans Climax et Vortex, il est évident que le numérique peut aussi toucher au sublime. Le rendu des couleurs des nouvelles caméras est hallucinant et nous permet à nous, les décorateurs, de travailler les brillances, les couleurs, y compris dans des films à petit budget.

Comment travaillez-vous ensemble ?

À l’opposé de Gaspar [Noé], François a besoin qu’on fasse les choses avec lui et que je n’avance pas seul de mon côté. Nos discussions étaient passionnantes. Grâce à lui, j’ai appris des choses sur le décor. Il a apporté une dimension supplémentaire à mon travail. Nos références de départ, c’était les films de Lubitsch mais d’abord et avant tout Victor Victoria de Blake Edwards, dont l’action se déroule à Paris dans les années 30. François aurait adoré que tous les extérieurs de Mon crime soient construits en studio, comme chez Blake Edwards, pour avoir à l’écran un côté carton-pâte. Et si on n’en a évidemment pas eu les moyens, on a suivi cet esprit. Le fait que François soit aussi coproducteur de Mon crime a joué un rôle essentiel car cela a facilité la possibilité de traduire nos idées concrètement. Sur ce film, j’ai particulièrement apprécié le travail autour des couleurs que j’ai pu faire main dans la main avec la chef costumière Pascaline Chavanne dont j’admire le travail (j’avais même provoqué sa rencontre avec Roman Polanski sur J’accuse) et avec qui on n’avait pas besoin de se parler pour se comprendre.

Qu’est-ce qui a le plus évolué dans votre métier au fil des années ?

La technologie évidemment, mais au fond tout cela est accessoire. Hier, comme aujourd’hui et demain, il faut d’abord et avant tout trouver les bons partenaires. Le numérique n’est qu’un outil supplémentaire qui rend les choses plus faciles. On peut certes regretter le temps de la pellicule, mais quand je vois la lumière créée par Benoît Debie dans Climax et Vortex, il est évident que le numérique peut aussi toucher au sublime. Le rendu des couleurs des nouvelles caméras est hallucinant et nous permet à nous, les décorateurs, de travailler les brillances, les couleurs, y compris dans des films à petit budget. C’est au fond ça la grande différence. Ça a donné pas mal de liberté aux jeunes chefs déco. J’adore échanger avec eux et les voir créer le cinéma de demain.

Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui a envie de se lancer aujourd’hui dans une carrière de chef décorateur ?

Un et un seul : regarder le maximum de films pour se nourrir. On peut intégrer une équipe de déco sur un film de nombreuses manières, en étant peintre, ensemblier, architecte… Mais il y a pour moi une seule condition pour le faire et le faire bien : aimer et comprendre le cinéma.

MON CRIME

Mon Crime affiche
Réalisation : François Ozon
Scénario : François Ozon avec la collaboration de Philippe Piazzo d’après la pièce de théâtre de Louis Verneuil et Georges Berr
Images : Manu Dacosse
Musique : Philippe Rombi
Production : Mandarin Cinéma, FOZ, Scope Pictures, Playtime
Distribution : Gaumont
Ventes internationales : Playtime
En salles le mercredi 8 mars 2023