Jean-Charles Hue : Tijuana et moi

Jean-Charles Hue : Tijuana et moi

27 juillet 2020
Cinéma
Tijuana Bible
Tijuana Bible Les Films d'Avalon - Orange Studio - Ad Vitam - Les Productions Chaocorp - La Torre y el Mar
Voilà plus de dix ans que le réalisateur de La BM du Seigneur et de Mange tes morts : Tu ne diras point se rend régulièrement dans cette ville mexicaine située à la frontière américaine. Il en a tiré de nombreux courts métrages documentaires mâtinés de fiction et… un long métrage de fiction très documenté, Tijuana Bible qui sort le 29 juillet. Il nous raconte sa relation à cette source d’inspiration infinie pour lui.

Quand et comment avez-vous découvert Tijuana ?

Jean-Charles Hue : Cela s’est fait en deux temps. Tout part de la découverte, au tout début des années 2000, d’Amours chiennes d’Iñarritu au cinéma. J’ai pris en pleine figure cette plongée au cœur du Mexique de cette époque. Cela m’a incité à en savoir plus. Je suis donc parti sur place, à Monterrey, dans le cadre du programme hors les murs de la Villa Médicis. Et j’y ai tourné Pitbull carnaval, un documentaire de 34 minutes sur les combats de chiens où je suivais le quotidien d’un couple éleveur de pitbulls. Ce couple m’a réellement ouvert les portes du Mexique et de son climat de violence quasi sacrificiel. Grâce à eux, je suis tombé amoureux du peuple mexicain car ce que j’y voyais de leur quotidien faisait écho au travail de cinéastes que j’aime comme Luis Buñuel mais aussi Kenneth Anger, Jean Vigo ou encore Apportez moi la tête d’Alfredo Garcia de Sam Peckinpah. Au Mexique, j’ai trouvé une normalité de l’animalité.

Mais pourquoi avoir ensuite choisi précisément Tijuana comme terre d’inspiration de la plupart de vos films suivants ?

Très rapidement après mon retour en Europe, l’envie de repartir est revenue. Ce que j’ai fait un an et demi plus tard en 2007. Et cette fois-ci, je me suis donc envolé pour Tijuana car on m’avait assuré que cette ville me fascinerait. J’ai financé mon voyage par un emprunt et la vente d’un court métrage à Canal + et j’ai débarqué sur place à 4 heures du matin. Je suis arrivé avec une caméra et j’ai commencé à vivre une aventure extraordinaire qui a donné naissance à Carne viva, mon premier long métrage qui n’a pas été distribué pour des questions de droits musicaux mais qui a pu faire le tour des festivals. Tijuana, ce fut un autre choc pour moi. Cette ville se situe tout près de la frontière avec les Etats-Unis, totalement excentrée donc du cœur du Mexique. Or, comme cinéaste, je n’aime rien tant qu’explorer les marges et ceux qui y sont repoussés. Dès lors, j’y suis retourné régulièrement - près de 15 voyages en 13 ans - et j’y ai tourné 6 courts métrages, essentiellement documentaires. Au fil de ces voyages, je me suis aussi fait des amis mais je sais qu’à chaque fois que je pars, je ne suis pas certain de les retrouver. Car Tijuana est une ville où il est difficile de survivre longtemps à cause de la consommation très importante de drogues en tout genre. Je vis donc chaque film avec cette idée du pèlerinage et cette envie de prendre des nouvelles de ceux dont je me suis rapproché au fil des années.

Pourquoi avoir eu envie de passer des courts métrages documentaires à la fiction pure avec Tijuana Bible ?

Le coup d’accélérateur est né de deux projets qui ont échoué à se monter dans la foulée de Mange tes morts, dont une série sur le monde gitan. Après leur avoir consacré deux ans de ma vie, je suis retourné vers mon producteur de La BM du Seigneur. Et je lui ai expliqué vouloir prolonger les dix années de ma liaison avec Tijuana à travers l’exercice de la fiction. A la fois pour convoquer ma cinéphilie à travers les nombreux westerns crépusculaires qui ont été tournés là-bas et pour y réunir le maximum de personnes qui me sont devenues chères, en les confrontant à des comédiens professionnels. Comme une nouvelle étape de ma relation passionnelle à cette ville

Tijuana Bible met en scène un vétéran américain blessé en Irak qui, venu vivre à Tijuana, va aider une jeune Mexicaine à retrouver son frère disparu en plongeant avec elle dans cette ville aux mains des narcotrafiquants. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire ?

J’avais envie d’une histoire à la Taxi driver ou à La Prisonnière du désert. Ce type de films de genre d’auteurs américains qui raconte le retour des guerres. Avec cet homme qui a frôlé la mort et revient de l’enfer. L’idée est de se demander comment retrouver la vitalité et le courage de vivre alors qu’on sait comment l’homme peut faire du mal à son prochain... Car, dès lors, le monde se divise en deux catégories : ceux qui sont de votre sang et les autres, ceux qui sont avec vous et ceux qui sont contre vous.

Et pourquoi situer cette histoire à Tijuana précisément ?

Car beaucoup de militaires américains viennent s’y installer à leur retraite pour des raisons économiques. Et le hasard a voulu que j’en rencontre un. Tout est parti d’un incident qui aurait pu avoir de graves conséquences. Je tournais un de mes courts, Topo y Wera, dans un quartier chaud de la ville et j’ai sorti ma caméra au mauvais moment. Les narcotrafiquants me sont tombés dessus, m’ont frappé puis fait comprendre que si je continuais à filmer, ils me coupaient la tête. J’ai donc dû obéir et partir. Mais, par principe, j’ai tenu à revenir le lendemain sans caméra, juste avec un couteau dans la poche au cas où. Et en nous promenant avec mes amis, on est tombés sur deux Américains trentenaires. Un petit blond surfeur et un brun malingre qui souriait tout le temps. On aurait dit le Joker. Le premier était à la recherche de crack, le second d’héroïne. On s’est tous retrouvés dans une chambre d’hôtel. Et « le Joker » a soulevé son T-shirt pour me montrer son ventre avec une cicatrice d’une épaisseur spectaculaire de la forme d’une croix chrétienne. Son ventre avait explosé en sautant sur une mine en Afghanistan où tous ses potes sont morts. Depuis ce jour-là, il traînait à Tijuana avec sa rente à vie de grand blessé qui passe dans la location d’un petit studio et dans la drogue. Il était d’une gentillesse inouïe, totalement perché. Je me suis intéressé à lui et j’ai regretté de ne pas pouvoir le filmer. Mais il m’a inspiré le personnage central de Tijuana Bible, même si celui-ci est plus énergique. C’est de là que tout est parti

Quelle est la grande différence quand vous filmez Tijuana par le prisme d’une fiction et d’un documentaire ?

C’est la grande question que je n’ai toujours pas résolue. J’ai une quête : obtenir ce moment où je ne sais plus si ce que je suis en train de tourner relève de la vérité ou de la fiction. Ce sentiment que j’ai pu ressentir gamin en regardant le Pinocchio de Comencini. Mais pour que ce soit possible, plusieurs ingrédients sont nécessaires. Bien connaître le milieu dont on parle. Être accueilli et respecté par les gens qui accepteront de se donner et de se montrer tels qu’ils sont. Et réunir des acteurs professionnels qui obéissent à la même logique. Ce fut le cas avec Paul Anderson avec qui j’avais déjà tourné pour mon court métrage Tijuana Tales. Paul est né dans un quartier chaud de la banlieue de Londres, il connaît donc cette violence. Et rien ne lui fait peur. Même quand on filmait dans des chambres avec le sol jonché de seringues. Un autre acteur serait devenu fou et m’aurait fait un procès. Mais Paul, ça ne lui faisait ni chaud, ni froid. Il s’est énormément identifié à son personnage et est devenu ami avec énormément de personnes sur place… Cependant, réunir tous ces ingrédients n’empêche pas d’avoir ces jours où je vais dans le mur, où je me demande pourquoi diable j’ai voulu faire de la fiction au lieu de rester sur le seul terrain documentaire. Et puis ça passe, car ça vaut le coup de se battre et de retrouver l’énergie et la surprise de la vie au cœur de la fiction. Le but est d’arriver à se surprendre soi-même. Avec Tijuana Bible, j’ai énormément appris, y compris sur mes limites. Et tout cela va nourrir mes prochains films.

Tijuana Bible, qui sort ce mercredi 29 juillet, a reçu l’Aide au programme éditorial vidéo 2020 (AD VITAM) et l’Aide aux cinémas du monde du CNC.