Katell Quillévéré : « J’ai imaginé Le Temps d’aimer comme un thriller émotionnel »

Katell Quillévéré : « J’ai imaginé Le Temps d’aimer comme un thriller émotionnel »

27 novembre 2023
Cinéma
Le temps d'aimer
« Le Temps d’aimer » réalisé par Katell Quillévéré Gaumont

La réalisatrice de Réparer les vivants met en scène une histoire d’amour entre deux êtres abîmés par la vie : la mère célibataire d’un enfant né de sa brève union avec un soldat nazi et le fils d’une famille bourgeoise homosexuel. Un récit sur plus de vingt ans, de la fin de Seconde Guerre mondiale aux années 1960, qui marque sa première incursion dans l’univers du mélo. Entretien.


La volonté de réaliser un grand film romanesque était-elle présente dès le départ pour Le Temps d’aimer ?

Katell Quillévéré : Complètement. Même s’il y a un ancrage familial très fort qui fait que je porte ce film-là en moi depuis des années, car tout part d’un secret de ma grand-mère, dont j’ai été très proche. D’une certaine manière, ce film lui rend hommage. Mais cet ancrage familial, on ne le retrouve vraiment que dans le début du film, puisque comme mon héroïne Madeleine, ma grand-mère a eu une aventure avec un soldat allemand pendant l’Occupation. Elle avait 17 ans. Elle est tombée enceinte très vite avant de se retrouver, à la Libération, seule avec un enfant de soldat allemand. Elle a ensuite rencontré mon grand-père, là encore comme dans le film, sur une plage quatre ou cinq ans après, et ils se sont mariés, seuls, à la mairie. Mon grand-père a adopté ce petit garçon qui est donc mon oncle. Toute leur vie, ils ont gardé secrète la vraie paternité de cet enfant.

Pourquoi, à partir de cette histoire familiale, avoir choisi de vous tourner vers le mélo ?

Il n’a jamais été question de raconter la vie de ma famille. De ce point de départ, je pouvais imaginer une dizaine de films différents. Mon envie a été de partir sur une proposition de cinéma que je trouvais rare : un film vraiment romanesque dont le récit allait se déployer sur près de vingt ans, qui se réfère au genre du mélo mais sans pour autant renier sa part de modernité afin de résonner avec aujourd’hui et ne pas être enfermé dans une époque.

Comment s’est déroulé votre travail d’écriture avec le scénariste et écrivain Gilles Taurand ?

Nous savions dès le début que le moteur de la fiction serait le couple. Et plus précisément cette idée, qui nous passionne tous les deux, que le couple est une fiction en soi. Pourquoi on se « met ensemble » ? C’est quoi cette folie ? Pourquoi on décide d’y croire ? Pourquoi ça tient et parfois non ? Quel en est le ciment, plus profond que le coup de foudre, la passion même ou la complicité sexuelle ou intellectuelle ? Nous nous sommes lancés avec toutes ces questions en tête. Si on a su assez vite ce que Madeleine gagne à se mettre en couple avec François, issu d’un milieu plus aisé que le sien, on s’est vraiment creusé la tête avec Gilles Taurand pour trouver pourquoi François accepte ce mariage et se jette dans cette histoire. Et puis, a surgi cette idée que lui aussi cache un secret. En l’occurrence son homosexualité. Il est dans un déni de lui-même et rejette une partie de ce qu’il est. Au fond, Madeleine et François fuient tous les deux quelque chose, ensemble. C’est sur ce socle qu’on a construit le récit avec l’idée que ce couple va durer et résister aux épreuves.

Mon envie a été de partir sur une proposition de cinéma que je trouvais rare : un film vraiment romanesque dont le récit allait se déployer sur près de vingt ans, qui se réfère au genre du mélo mais sans pour autant renier sa part de modernité afin de résonner avec aujourd’hui et ne pas être enfermé dans une époque.

Qui dit mélo dit émotion. Comment trouve-t-on le juste équilibre ?

C’est un très gros travail qui commence dès le scénario et part de quelque chose de très introspectif. Je commence par me demander ce qui me touche personnellement et pourrait toucher les autres. Des questions que je me suis posées à chacun de mes films car, même s’ils peuvent paraître différents, l’émotion est à chaque fois le cœur de mon travail. Je pense que c’est ce qui me relie au cinéma depuis l’enfance. Ayant eu une éducation très bretonne, assez pudique, assez normative, avec peu de place pour l’extraversion, la folie, j’ai trouvé dans le cinéma un refuge pour mes émotions. Malaxer cette matière-là me passionne. Et la doser, passe… par 52 versions du scénario ! Des versions que je fais lire à beaucoup de personnes différentes.

Dans quel but ?

Pour comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas. Pour voir comment on va réussir à créer de l’empathie vis-à-vis des personnages. Le tournage se révèle évidemment la mise à l’épreuve de tout, avec un élément extrêmement important : le dialogue et les échanges avec les acteurs. Dès ma première rencontre avec Anaïs [Demoustier] et Vincent [Lacoste], j’ai observé ce qui les a touchés dans leurs personnages, ce qui les a bouleversés ou pas. On a discuté chaque situation, chaque scène. On a retravaillé ensemble les dialogues au fil de répétitions qui m’ont permis aussi d’entendre ce qui sonnait juste ou pas.

 

Comment ce travail sur l’émotion se poursuit-il une fois sur le plateau ?

J’ai la même méthode depuis Suzanne (2013). Je demande aux comédiens de jouer chaque scène dans des directions émotionnelles différentes. Au moins cinq versions. Du très retenu au très explosif. Car je ne sais pas au moment du tournage ce que le film va vouloir au final, ce moment qui arrive toujours dans le montage où le film prend le pouvoir. Parfois, une prise que j’avais perçue comme très émouvante sur le plateau va mieux fonctionner dans la retenue car elle laisse de la place au spectateur. À d’autres moments, le film a besoin de se lâcher, de libérer quelque chose et que les acteurs prennent en charge cette émotion. Pour construire ce dosage, je dois avoir toutes ces possibilités sur la table de montage.

Comment avez-vous travaillé avec le directeur de la photographie Tom Harari ?

Il se trouve qu’avec Tom Harari, on se connaît depuis qu’on a 20 ans ! On travaille ensemble depuis mon premier court métrage. On a donc une complicité immense et des références communes qui se sont forgées au fil du temps. Mais on ne se repose pas sur nos lauriers, bien au contraire ! Rien n’est acquis. À chaque fois que je lui donne un de mes scénarios, je suis flippée. Va-t-il aimer ? Allons-nous réussir à faire mieux ensemble que le film précédent ? Moi, je crois beaucoup que le fond et la forme doivent entrer en collision pour que le résultat soit vivant. On pense toujours que les choses se mélangent mal. Je suis persuadée du contraire. La caméra à l’épaule et le travelling sur rail se mélangent très bien par exemple. Je n’ai donc pas du tout peur des influences contradictoires, au contraire.

Le tournage se révèle évidemment la mise à l’épreuve de tout, avec un élément extrêmement important : le dialogue et les échanges avec les acteurs.

Quelles furent vos influences sur Le Temps d’aimer ?

Le cinéma de Douglas Sirk a immédiatement été dans un coin de nos têtes tout comme Phantom Thread de Paul Thomas Anderson. Mais on s’est aussi très vite dit qu’il fallait absolument qu’on aille contre l’esthétique officielle du mélo, ce lyrisme dans le plan, contre toute sophistication. Et qu’au contraire, on devait passer par une caméra légère qui allait rentrer en contradiction avec la reconstitution et permettre au film de trouver sa modernité. C’est vraiment la forme du film qui crée le dialogue entre passé et présent, entre classicisme et modernité dont je parlais plus tôt. Et c’était aussi une manière de se mettre en danger en mettant un grand coup de pied dans la maîtrise extrême du travail sur les décors et les costumes.

Qu’est-ce qu’un film d’époque réussi à vos yeux ?

Un film qui parvient à dialoguer avec le présent et tend un miroir aux gens.

Le montage a-t-il été un long processus pour y parvenir ?

Six mois en tout. Mon montage le plus long à ce jour ! C’est vrai que j’avais beaucoup de rushes, mais aussi beaucoup de dosage à trouver. En fait, c’est comme un puzzle : si on pousse le curseur émotionnel à un endroit, cela aura des répercussions ailleurs. Comme on est sur un thriller émotionnel, il faut doser l’émotion et la tension. Parfois, ça ne tient à rien que les choses ne marchent plus. Ça demande donc un travail de patience, de dentelle et de recul. Être capable de s’arrêter quelques jours pour comprendre. Et puis je tenais tellement à réussir ce film que je l’ai beaucoup montré, dès qu’une version me satisfaisait, pour le parfaire. C’est la première fois que je le fais autant. Mais je suis persuadée que ces premiers spectateurs vont vous dire tout ce que vous allez entendre après, une fois le film sorti. Donc pourquoi ne pas modifier les choses avant qu’il ne soit trop tard ? Je m’y suis employée et forcément cela a encore augmenté le temps passé au montage.

On pense toujours que les choses se mélangent mal. Je suis persuadée du contraire. La caméra à l’épaule et le travelling sur rail se mélangent très bien par exemple. Je n’ai donc pas du tout peur des influences contradictoires, au contraire.

Il y a un autre personnage essentiel quand il s’agit de mélo : la musique. Quelles consignes avez-vous données à Amine Bouhafa ?

Là encore, je suis la même méthode depuis plusieurs films. Je pars toujours de musiques existantes, très identifiées que, pour cette raison, je ne pourrais pas garder, mais qui me semblent correspondre à mon récit. Je les pose au montage là où l’on sent, avec mon monteur Jean-Baptiste Morin, que le film en a besoin. Amine Bouhafa, lui, commence son travail alors que le montage est presque terminé avec ces musiques posées quasiment à la seconde près. Son défi est de partir de cette musique qui n’est pas la sienne et qui fonctionne relativement bien, et de l’oublier pour composer la bande originale. Tout ceci ne l’effrayait pas, bien au contraire. On savait dès le départ que Le Temps d’aimer reposerait sur deux grands thèmes musicaux. Le premier lié au secret, à la sexualité coupable des deux personnages. Le second, à celui de leur amour. On savait aussi qu’il fallait trouver un score qui ne soit ni trop classique ni trop moderne, afin d’éviter d’enfermer le récit ou de tomber dans l’anachronisme. On a donc évolué sur une fine ligne de crête.

Quelles ont été vos inspirations ?

Le jazz, car il possède intrinsèquement ce mélange de modernité et de classicisme, une certaine intemporalité. À ce titre, l’influence de la BO d’Ascenseur pour l’échafaud, avec la trompette de Miles Davis, a été déterminante. Voilà en partie pourquoi la trompette accompagne les premiers plans du film et le cri de ces femmes tondues à la Libération qu’on n’entend pas. Ce thème-là revient à chaque fois que Madeleine et François sont confrontés à leur secret, à leur sexualité fautive à leurs yeux. La trompette comme cri de jouissance et de souffrance. Et le deuxième thème, celui de l’amour, qui démarre la première fois qu’ils s’embrassent, a été, inspiré, lui, par In the Mood for Love. Parce que c’est typiquement une BO de film d’époque, mais aussi pop, qui aide à moderniser le film avec ce rythme ternaire qu’on retrouve dans notre thème qui revient à chaque fois que le couple traverse une épreuve, la dépasse et se réconcilie. Ce thème-là sort différemment en fonction des périodes de leur vie, il s’épaissit au fur et à mesure que leur amour se charge en expérience. De nouveaux instruments débarquent jusqu’à ce que tout devienne vraiment très orchestral et dominé par des cordes sur la dernière partie du film. Celle de la maturité.

le temps d'aimer

Le Temps d'aimer Gaumont

Réalisation : Katell Quillévéré
Scénario : Katell Quillévéré et Gilles Taurand
Photographie : Tom Harari
Montage : Jean-Baptiste Morin
Musique : Amine Bouhafa
Production : Les Films Pelléas, Les Films du Bélier, Frakas Productions
Distribution : Gaumont
Ventes internationales : Charades
Sortie en salles : 29 novembre 2023

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